La gestion durable change de statut. L’ensemble des investisseurs accorde un intérêt croissant à la gestion durable. Les analyses de marché attestent du développement significatif des investissements durables auprès des caisses de pension et des compagnies d'assurance et les capitaux continuent d'affluer dans les fonds ESG. Une tendance similaire commence à se dessiner dans les actifs non cotés où les «general partners» deviennent plus regardants sur les aspects sociaux, environnementaux et de gouvernance des entreprises qu’ils financent. D'un secteur de niche il y a dix ans, la gestion durable serait-elle devenue une évidence?

Par Lucia Veraldi, Analyste junior en Investissements et Sébastien Gyger, Directeur des Investissements, Banque Pâris Bertrand SA

 

Lucia Veraldi

Dans la première partie de notre étude, nous avions évoqué la transition structurelle vers l’investissement ESG. Le lien entre la performance financière et le pilier de la gouvernance avait été étayé.

Nous constaterons dans cette seconde partie de notre étude que cette relation pour les piliers sociaux et environnementaux est sujette à plus de débats.

 

L’environnement : entre biais sectoriels et mégatendances

Nous constatons une forte exposition aux technologies de l’information au sein du meilleur groupe environnemental. Les meilleurs fonds notés sur ce pilier surpondèrent la technologie, à la fois le secteur le moins sujet aux risques écologiques (impact carbone mineur par rapport à d’autres secteurs) et parmi les plus performants du marché (depuis cinq ans).

A l’opposé, la «zombification» de nombreuses sociétés des secteurs des énergies et des matériaux, cumulée à leur lourd impact écologique, explique la forte proportion de fonds à 1 ou 2 étoiles (donc les moins performants) au sein des deux groupes les moins bien notés en environnemental. Nous observons ainsi que la création de valeur sur ce facteur est construite autour d’un biais sectoriel considérable.

Les fonds qui bénéficient des meilleurs scores environnementaux sont en moyenne plus exposés aux technologies et moins aux énergies (et inversement)
Source : Morningstar, Banque Pâris Bertrand

Investir pour convertir

Le désinvestissement complet des secteurs comme l’énergie est une tendance de l’investissement durable (l’énergie ne représente plus que 4.3% des grands indices européens). Il est en partie causé par la mise en œuvre de stratégies systématiques, peu à même de différencier les entreprises qui se dotent des moyens pour se reconvertir de celles qui se reposent sur leurs modèles d’affaires historiques.

A cet égard, nous pensons que les approches de type «best in class» et «intégration ESG», par opposition à «exclusion» se dotent des moyens pour créer de la valeur sur le long terme, en étant capables de sélectionner les acteurs du changement.

Ainsi, ces entreprises en transition (que l’on trouve dans les domaines industriels, des énergies et des matériaux) seront en mesure d’adapter leurs biens et services aux nouvelles exigences environnementales et aux préférences de leur clientèle. Cet argument est soutenu par l’accélération de mégatendances comme l’urbanisation qui nécessite des infrastructures optimisées (réseaux électriques et de transports, bâtiments efficients, gestion des déchets, …).

Nous soulignons enfin que la «quatrième révolution industrielle» concentre sur le vieux continent près de 30% des investissements et constitue ainsi une vraie opportunité de reconversion des secteurs industriels traditionnels.1

ESG : mais où est passé le S?

Le secteur de la santé révèle une contradiction qui interroge. Notre analyse met en évidence un lien négatif entre le poids de la santé dans les portefeuilles et la note sociale. Une forte exposition aux entreprises pharmaceutiques en Europe déprécie fortement le pilier social. Ce sont les controverses sévères, relatives à la dangerosité des médicaments ou encore à l’accès limité aux traitements dans les pays émergents, qui sont très présentes au sein des grands laboratoires. Et pourtant ces entreprises sont parmi les plus performantes des indices européens (les 5 sociétés Roche, Novartis, Astrazeneca, Novo Nordisk et Sanofi contribuent au top 10 du MSCI Europe). Des phénomènes séculaires comme le vieillissement de la population couplé à l’occidentalisation du mode de vie des pays émergents (et l’apparition en masse de maladies comme l’obésité et le diabète) limitent le risque de voir ce secteur délaissé par les investisseurs, malgré les controverses sociales qu’il peut comporter.

Une forte exposition au secteur de la santé détériore la dimension sociale d’un fonds
Source : Morningstar, Banque Pâris Bertrand

La «Tech» européenne: sociale et en retard

Globalement, nous constatons que le pilier social en Europe n’est pas discriminant pour la performance des fonds. Si sur le plan environnemental, le délaissement des secteurs très polluants se fait en ligne avec l’émergence de nouvelles technologies, nous n’observons pas un schéma similaire pour le social.

Autant il est possible de performer en innovant dans la transition écologique, autant la finalité de création de la valeur par le seul critère social est difficile à approcher. Aux Etats-Unis par exemple, nous constatons aujourd’hui que le facteur social est victime de la culture du monopole et du «winner takes it all» gravée dans les grandes valeurs technologiques.

Le constat est nuancé en Europe où les larges capitalisations du secteur technologique présentent des scores sociaux bien meilleurs que ceux des leaders américaines (SAP affiche un score de risque social de 5.2 alors que ceux de Facebook et de Google sont de 17.5 et 15.9). En effet elles ne sont pas exposées aux controverses sur la protection des données (ce sont essentiellement des progiciels et des fabricants électroniques, et pas des réseaux sociaux). En plus, la question de l’emploi y est moins polémique qu’aux États-Unis. Le ratio entre le chiffre d’affaires et le nombre de salariés pour une entreprise comme SAP (25% du MSCI Europe Technologie) est cinq fois plus faible que pour Facebook (56 milliards de dollars de chiffre d’affaire pour 45’000 employés) et 8 fois plus faible que celui de Google (180 milliards de dollars de chiffre d’affaire pour 85’000 employés). Il est en revanche comparable à celui d’un groupe comme PSA qui emploie plus de 200’000 collaborateurs.

Le modèle économique de la technologie en Europe, bien que plus limité en terme d’efficience opérationnelle, allie une surperformance par rapport aux autres secteurs et des dimensions sociale et environnementale positives.

En guise de conclusion

La transition vers l’investissement durable est catalysée par des choix sectoriels, eux-mêmes ancrés dans des tendances séculaires. Les anciens modèles économiques des secteurs traditionnels sont remis en question par l’évolution des contraintes réglementaires et les nouvelles attentes environnementales. La prise en compte des critères extra-financiers ESG dans la gestion d’actifs devient a priori la norme. En reprenant chacun des piliers : la gouvernance est perçue comme un outil central de gestion du risque, l’environnemental bénéficie des préférences sectorielles, alors que le social peine à trouver sa voie.

La popularité de l’investissement durable est avantagée par la conjoncture actuelle qui profite aux valeurs de croissance. Peut-on parler d’évidence pour autant ? Pas entièrement puisque l’influence du facteur social est encore limitée dans la construction de valeur. L’exemple de la technologie est révélateur. Le dynamisme du secteur en Europe serait-il ralenti par sa «positivité» sociale, pendant que les GAFA poursuivent leur insolente croissance, malgré leurs controverses sociétales et humaines?

 

1. La 4e révolution industrielle désigne la synergie entre les outils de production et le numérique via des technologies telles que l’automatisation industrielle ou l’internet des objets. Elle soulève notamment des réflexions sur ses impacts sociaux, politiques ou environnementaux.