Jeudi 3 septembre dernier, le prix Nobel suisse de Physique 2019, Didier Queloz, était l’invité vedette d’un forum en finance durable organisé à Genève. Deux mondes bien distincts se rencontraient: ceux de la recherche fondamentale et de la finance. Vingt minutes lui étaient réservées pour justifier de la pertinence de rapprocher ces deux univers dans la lutte en faveur d’une société plus durable. L’occasion était offerte de vanter les vertus de la recherche scientifique d’où prend naissance le progrès technique, moteur de croissance économique. Ce rapprochement, dont le Professeur d’Astronomie appelle de ses vœux, tombe sous le sens tant il est vrai que l’innovation ne peut profiter à la société toute entière qu’à partir du moment où financements privé et public agissent de concert.
Le propos de cet article est de porter un regard critique sur ce progrès technique, sa finalité et d’en appréhender les biais induits sur la société.
La recherche fondamentale n’est pas soumise à l’obligation de résultat économique auquel est soustraite la finance au travers de l’exigence de rendement. L’horizon de la recherche s’inscrit dans le temps long et progresse par réfutation des découvertes passées. Ainsi prend naissance le concept de progrès, fruit d’un long processus d’émulation intellectuelle. Le secteur privé tente alors à son tour d’en capter l’essence afin d’en dégager une valeur économique.
Stimulation intellectuelle et opportunité économique se trouvent ainsi être les deux facteurs d’émergence et d’exploitation du progrès technique. Nul doute que ces facteurs soient indispensables pour alimenter la logique de croissance économique mais suffisent-ils à bâtir une société plus désirable? N’en a-t-on pas fini par en faire la finalité même de nos décisions quotidiennes?
En 2018, des scientifiques français ont convié des représentants du peuple kogi (1) à se rendre dans la Drôme afin d’établir un diagnostic croisé de l’état de santé écologique du département (2). L’occasion était offerte de confronter science occidentale et savoir traditionnel ou, en d’autres termes, «progrès» et connaissances ancestrales.
Deux équipes de quatre Kogis (dont trois chamanes) et dix scientifiques ont travaillé durant six jours, chacun de leur côté, avant de se retrouver pour partager leurs analyses respectives. Tous les sujets en lien avec l’état de l’écosystème local (géologie, eau, végétation, climat, …) ont été traités au travers de méthodes et de prismes différents.
Le constat est éloquent: la restitution faite par les Kogis n’a rien à envier à celle des scientifiques tant par la profondeur des observations fournies que par leur pertinence.
L’approche scientifique rationnelle se confronte à l’hypersensibilité des Kogis et à la puissance de leur approche quasi-intuitive de la Nature. Comme le souligne le philosophe Patrick Degeorges, directeur de l’école Anthropocène de l’ENS (3) de Lyon, «notre pensée objectivante et opératoire fonde la connaissance scientifique sur la mise à distance, la représentation de son objet, le détachement et le contrôle, alors que les Kogis nous invitent à renouer avec le vivant, pour interagir avec lui dans une relation d’épanouissement réciproque».
Notre approche singulière du progrès et l’obsession qui nous y lie, nous a ainsi éloigné de tout un pan de connaissances ancestrales perpétuées par les Kogis et qui fonde pourtant la finalité même de notre existence sur terre: le rapport harmonieux avec la Nature, condition indispensable à l’équilibre de l’être humain et à l’émergence d’une société durable. L’ignorance de cette dimension peut expliquer en partie l’incroyable incohérence existante entre les moyens techniques et financiers que la société moderne mobilise pour alimenter ce progrès et l’accroissement galopant des déséquilibres environnementaux et sociaux auxquels nous faisons face.
Les Kogis nous exhortent ainsi à prendre conscience du biais induit par notre définition du progrès. Ils nous invitent à le percevoir plutôt comme un moyen de renouer avec notre objectif collectif de préservation et de régénérescence du bien commun, évitant l’écueil de réduire sa finalité aux seuls arguments de l’intérêt intellectuel ou de l’opportunité économique qu’il est susceptible de générer.
De là découle une approche plus subtile de la durabilité où «il s’agit désormais de refaire de nos territoires des sujets et non plus des objets, pour passer du paysage au pays-sage, et de l’aménagement du territoire au ménagement des lieux». A l’ère de l’Anthropocène, et pour les décennies à venir, les investisseurs seront inéluctablement incités à prendre en considération l’ensemble de ces paramètres dans leur processus de décision. L’ignorer pourrait exposer le rendement de leurs portefeuilles à une dégradation qui n’aurait rien à envier à celle de notre écosystème.
1.Peuple amérindien de Colombie
2.cf. article de Sabah Rahmani paru dans le magazine Kaizen: « Dialogue inédit entre chamanes kogis et scientifiques dans la Drôme »
3.Ecole Normale Supérieure