L’activité économique a semble-t-il passé son creux en avril-mai dans les pays développés. Le rebond a débuté, parfois à un rythme vif puisque la demande est enfin décomprimée dans de nombreux secteurs. Mais certains effets du choc ne se feront sentir qu’avec retard. Il est typique de voir les défaillances d’entreprises monter dans les six à douze mois qui suivent le maximum de la récession. Dans cette récession-ci, la politique économique a très vite réagi pour éviter autant que possible le durcissement des conditions de crédit. Cela peut limiter la vague des faillites, mais sûrement pas l’empêcher tant le choc a été violent.

Par Bruno Cavalier, Chef Economiste et Fabien Bossy, Economiste

 

Les faillites, une variable retardée du cycle

Indice des défaillances d’entreprises

On catégorise les indicateurs économiques en fonction de leur point de retournement. Par rapport au cycle des affaires, ils peuvent être avancés, coïncidents ou retardés. A l’heure actuelle, les indicateurs avancés type climat des affaires affichent un fort rebond aux États-Unis et en Europe. Les indicateurs coïncidents (emploi, ventes, production) ont touché leur point bas, prélude à un redressement.

Les indicateurs retardés1 n’ont pas ou peu ressenti, pour l’instant, les effets du choc du confinement. Il est usuel dans une récession de voir les défaillances d’entreprises monter avec retard et atteindre leur pic alors que la reprise est déjà engagée. L’écart est en général de six à douze mois. Une entreprise meure rarement d’un coup, mais plutôt parce qu’elle subit une dégradation de ses conditions d’activité ou de financement jusqu’à franchir un seuil critique. Appliqué au cas présent, cela mettrait le pic des défaillances en 2021.

Spread de crédit sur le segment high yield

Les données disponibles jusqu’au T1 2020 ne montrent aucun changement de tendance (graphe du haut). Le risque de défaillances mesuré par les marchés financiers a, lui, fortement varié au cours des trois derniers mois: il a bondi en mars (moins haut toutefois qu’en 2008), puis il a reflué en réponse aux actions des banques centrales (graphe du bas). Cette évolution favorable suggère qu’un choc aussi brutal qu’en 2008-2009 n’est pas le scénario dominant mais elle ne garantit pas que la crise du coronavirus n’aura pas de répercussions sur le tissu des entreprises.

Il n’est pas inutile de partir de la crise financière de 2008 pour fixer les limites d’un scénario extrême. À l’époque, la récession avait été sévère, longue et quasi-globale, au point d’être désignée a posteriori comme la Grande Récession. En mettant de côté les différences dans les définitions légales des faillites, on peut voir comment les grands pays avaient traversé la Grande Récession (tableau). A leur pic, atteint en 2009 ou en 2010, les défaillances avaient été multipliées par quatre en Espagne, par deux aux États-Unis ; elles affichaient une hausse d’environ 25% en France, de seulement 14% en Allemagne. La hausse des défaillances n’était presque pas corrélée à l’amplitude de la chute du PIB durant la récession. Mais la corrélation était très forte avec la déviation du PIB par rapport à sa tendance pré-crise. Il y a là sans doute une causalité croisée. Avoir plus de défaillances handicape la reprise. Avoir une reprise poussive fragilise les entreprises. Ce résultat suggère qu’on peut limiter les faillites avec un soutien approprié, en particulier pour faciliter l’accès des entreprises au crédit (garanties de l’État) ou pour compenser la hausse des délais de paiements (rôle du crédit inter-entreprises, particulièrement crucial dans le cas des PME).

Ces dernières semaines, différents dispositifs de soutien ont été conçus pour éviter un assèchement du crédit. Aux États-Unis, où la place du financement par le marché est plus développée qu’en Europe, la Fed intervient sur le marché du papier commercial, celui de la dette d’entreprise, elle contribue au programme de protection des salaires. D’ici peu, elle doit lancer une facilité pour inciter les banques à prêter aux PME (Main Street Lending Facility). En Europe, le soutien repose sur des garanties publiques des prêts bancaires, ainsi que sur des plans ciblés dans les secteurs les plus vulnérables (automobile, transport aérien, tourisme). A ce stade, on n’a pas de recul sur l’efficacité de ces mesures. Toutefois, les plus récentes enquêtes auprès des banques commerciales2, menées à un moment où il était clair que le choc serait considérable, ne montrent pas de durcissement notable des standards de prêts. Une différence importante entre les situations de 2008 et de 2020 est que, dans l’ensemble, les banques sont désormais mieux capitalisées et ont des bilans plus sains. Avec les garanties publiques et un refinancement quasi-illimité auprès des banques centrales, elles peuvent être davantage incitées à préserver l’accès au crédit. Le cercle peut être vertueux ou vicieux. Plus de crédit permet de protéger l’emploi et l’investissement, donc d’effacer plus vite les traces du choc initial (et vice versa).

Dans la crise actuelle, la chute du PIB s’annonce plus forte que dans la Grande Récession. Il faudra beaucoup de temps avant de la compenser totalement. C’est un facteur aggravant pour la dynamique des faillites. Il y a un très large consensus des prévisionnistes pour escompter un fort rebond au H2 2020. La croissance anticipée en 2021 est élevée (+5.8% à l’échelon mondial pour le FMI, +4.3% pour la Banque Mondiale) mais laisserait les niveaux de production plusieurs points sous leur valeur pré-crise à la fin de l’année prochaine. Dans certains secteurs, l’activité n’a été que suspendue par le confinement et pourra être rattrapée mais dans d’autres, tels que les services ou le commerce3, certaines pertes d’activité ne sont pas récupérables.

Selon la Coface4, le risque de crédit s’est dégradé au T2 2020 dans 40% des pays et des secteurs couverts. Dans de nombreux cas, il s’agit de filières déjà fragiles avant la pandémie, comme l’automobile, la métallurgie, la distribution, le textile-habillement. Comme dans toute récession, les défaillances vont monter, mais la hausse ne se manifeste jamais d’un coup. Il y a souvent des effets en cascade, la disparition d’un gros client ou d’un marché ayant des effets induits sur les fournisseurs en amont.

Du côté des facteurs d’atténuation, on a déjà noté que cette crise était assez brève et avait suscité une réponse de politique économique plus rapide que d’ordinaire. Cette réponse a d’abord été constituée par des mesures d’urgence, ce qui est logique car il fallait éviter le gel du crédit. Pour la suite, c’est la continuité du soutien qui importe. Il est important que les responsables de la politique économique ne s’illusionnent pas sur la forme de la reprise et ne retirent pas trop vite leur soutien. Un rebond rapide n’est pas la garantie d’un rebond durable. Un W, comme on sait, ce sont deux V enchaînés.

 

Sources : Thomson Reuters, Bloomberg, Oddo BHF Securities


1. Il n’y a pas de classification unique et invariante des indicateurs retardés. Leurs propriétés statistiques peuvent varier selon les pays. Dans son indice retardé synthétique de l’économie US, le Conference Board y met la durée moyenne du chômage, le ratio stocks/ventes, le coût unitaire de production, les prix des services, les prêts aux entreprises, les prêts aux ménages.
2. Aux États-Unis, Senior Loan Officer Opinion Survey de la Fed (4 mai 2020), en zone euro, Bank Lending Survey de la BCE (28 avril 2020).
3. Un exemple parmi tant d’autres : selon une enquête dans le secteur de l’hôtellerie-restauration en France, 17% des entreprises indépendantes pourraient faire faillite (vs un taux de défaillance de 10% en temps normal).
4. Baromètre Risques pays et sectoriels T2 2020, 8 juin