Les fusées sont la pierre angulaire de l'économie spatiale, mais ont paradoxalement connu peu d'évolution technologique depuis les années 1950. Ce statu quo a cependant été remis en question lors de la dernière décennie avec l'arrivée d'une nouvelle génération d'acteurs privés. Ces startups ont changé les règles du jeu en réalisant des percées technologiques majeures et en réduisant les coûts de lancement, donnant ainsi naissance à une nouvelle économie spatiale dans un environnement devenu hautement concurrentiel.

Sans fusées, pas d’économie spatiale

Les fusées sont les fondations de l’économie spatiale par leur capacité à amener des charges utiles sur une trajectoire orbitale. Historiquement développées par les gouvernements ou des conglomérats liés à la défense, le domaine a connu une évolution limitée depuis les années 1950. L’économie spatiale n’en est pas moins florissante, atteignant une taille de marché supérieure à 300 milliards de dollars en 2020.

Les prix élevés des lancements et les faibles cadences ont cependant longtemps constitué un frein au développement de cette économie. L’arrivée de nouveaux acteurs privés à partir des années 2000 a alors fait l’effet d’un tremblement de terre, ceci grâce à des percées technologiques majeures qui ont permis l’émergence d’une nouvelle génération de fusées moins chères. Cette soudaine nouvelle réalité a alors placé les acteurs historiques dans une position délicate.

Le lancement, la première étape du voyage

La technologie de base qui anime les fusée est fondamentalement restée le même depuis les débuts des vols spatiaux dans les années 1950. En dépit de l’expérience accumulée, leur exploitation reste cependant un défi qui n’est pas à la portée de tous, avec 10 lancements se soldant par un échec en 2020 sur un total de 114 tentatives.

Les services de lancement représentent un marché d’environ 25 milliards de dollars d’ici 2025, tandis que l’ensemble de l’économie spatiale devrait atteindre environ 1 milliard de dollars d’ici 2040. Le lancement a longtemps été l’affaire des gouvernements en raison de considérations militaires. Mais malgré l’arrivée des satellites commerciaux dans les années 1970, les prix élevés et la fréquence limitée des lancements ont fait de ces derniers un goulot d’étranglement pour l’économie spatiale, quelques acteurs gouvernementaux apparentés au complexe militaro-industriel se partageant le gâteau.

L’obstacle physique

Ces coûts élevés s’expliquent en premier lieu par le fait que les fusées sont des machines hautement complexes devant résister à de fortes contraintes. Leur taille même, les hautes températures et pressions subies pendant les vols, et la nécessité d’utiliser des carburants dangereux en font des machines intrinsèquement difficiles à concevoir et à exploiter. De même, leurs origines militaires ont initialement priorisé les capacités (délivrer de manière fiable un armement) au détriment des coûts, une tendance qui ne s’est pas foncièrement infléchie dans le domaine commercial au vu de la valeur des satellites de télécommunication.

Les fusées étaient enfin historiquement à usage unique, ce qui signifie qu’il fallait en construire une nouvelle pour chaque lancement. Cette option a longtemps été la seule en raison du processus déjà complexe pour atteindre l’orbite, et du fait que la technologie n’était pas encore assez évoluée pour assurer le retour dans la basse atmosphère d’un objet volant à des vitesses supérieures à 8’000km/h.

La réutilisation, principal catalyseur d’une baisse des coûts

Le moyen le plus simple de réduire la facture totale des lancements a été de développer des fusées plus petites, ce qui a été rendu possible par l’avènement satellites miniatures (<500 kg) grâce notamment aux progrès de l’électronique. Une fusée plus petite signifie en effet une conception plus simple, avec des moteurs moins complexes et moins puissants. Ainsi, les coûts totaux de lancement peuvent désormais descendre jusqu’à 3 millions de dollars, même si les plus grosses fusées gardent l’avantage en terme de prix rapporté au kg de charge utile.

Cependant, la véritable percée en matière de réduction des coûts a été l’avènement de la réutilisabilité. Malgré les problèmes qu’elle pose (gestion des hautes températures lors de la réentrée atmosphérique, redémarrage du moteur, guidage de la trajectoire), la récupération et la remise en état réduisent considérablement les coûts. La première véritable réutilisation a été effectuée par SpaceX en 2017, la remise en état de la navette spatiale américaine tenant plus d’une reconstruction entre chaque vol.

Seul le premier étage de la fusée a été initialement récupéré, exploit technique suivi par la récupération de la coiffe, qui coûte de l’ordre de 6 millions de dollars chez SpaceX. La récupération des étages suivants est extrêmement compliquée en raison des vitesses en jeu, et nécessitera une nouvelle avancée qui devrait être atteinte avec la prochaine génération en cours de développement par ces derniers.

SpaceX et Rocket Lab en chefs de meute

SpaceX est le leader actuel du segment des lancements commerciaux, tant pour le nombre de lancements (18 à la mi-juin 20201) que pour la masse placée en orbite, grâce à l’avantage concurrentiel tiré de la réutilisation. Rocket Lab, avec 15 lancements prévus en 2021, a initié une trajectoire similaire à SpaceX et a déjà testé la réutilisation de certains composants, en attendant celui d’un premier étage complet et le développement d’une fusée réutilisable de taille moyenne pour monter en gamme.

Deux challengers devraient lancer des opérations commerciales dans les 12 prochains mois: Astra Space et Virgin Orbit. Les deux ont des aspirations opposées: le premier vise des lancements à très faible coût, le second une flexibilité maximale via un lancement s’effectuant depuis un Boeing modifié.

Derrière ces têtes de file, le segment des lanceurs légers semble plutôt encombré, avec plus de 100 start-ups ayant annoncé des projets afin de capter une partie du marché. Bien que beaucoup d’entre elles ne survivront probablement pas, elles alimentent l’innovation (telle Relativity Space projetant d’entièrement fabriquer une fusée via l’impression 3D) et augmentent la pression sur les prix, ce qui profitera en fin de compte à l’ensemble de l’économie spatiale.

Catalyseurs

Changement de cap des gouvernements. Les gouvernements ont traditionnellement été conservateurs en ce qui concerne les fournisseurs de services de lancement. Bien qu’il y ait déjà eu quelques contrats importants avec des acteurs commerciaux, un changement plus marqué constituerait un déclencheur massif.

Déploiement de constellations. Plusieurs milliers de satellites devront être lancés dans les années à venir pour le déploiement initial de ces projets, ainsi qu’en suivant pour le remplacement des unités non fonctionnelles et à terme pour le renouvellement.

Percées technologiques. Après la réutilisation, d’autres percées technologiques concernant les moteurs, la récupération des étages, les matériaux ou l’opérationnel pourraient permettre d’alimenter la baisse les coûts et la demande.

Risques

Le gagnant rafle la mise. Grâce à son avantage concurrentiel et à son avance technologique, SpaceX pourrait finir par siphonner l’essentiel du marché du lancement et ne laisser que des miettes à ses concurrents.

Guerre des prix. Avec plusieurs dizaines de projets annoncés, les derniers arrivants pourraient être tentés de casser les prix de leurs rivaux pour gagner des parts de marché, ce qui entraînerait une guerre des prix qui pourrait être fatale aux acteurs les moins solides.

Le resserrement du crédit. La plupart des entreprises de lancement, sinon toutes, ne sont pas encore rentables et dépendent de l’abondance des capitaux disponibles pour alimenter leur expansion. Un resserrement du crédit serait donc un choc massif pour l’ensemble du secteur.