Après une année de durcissement monétaire, l’économie US faisait preuve d’une grande résistance et l’inflation peinait à ralentir. A un moment, quelque chose n’allait-il pas craquer? Un déséquilibre caché n’allait-il être mise en lumière? Et si la faillite soudaine de la banque californienne SVB vendredi dernier était l’étincelle? Cet événement a causé une poussée de stress mondiale, resserré d’un coup les conditions financières et fait craindre une contagion au reste du système bancaire. La Fed a dû ouvrir une nouvelle ligne de liquidité. Tout cela complique singulièrement les choix de politique monétaire. Pour la réunion du 22 mars, une hausse de 25pdb reste notre scénario privilégié.

Focus US par Bruno Cavalier, Chef Economiste et Fabien Bossy, Economiste

 

Jusqu’à vendredi dernier, la Fed avait un gros problème complexe à résoudre(1). Maintenant, elle en a deux. Et peut-être même trois.

Le premier problème l’occupe depuis un an: il s’agit de calibrer la politique monétaire afin de ramener l’inflation vers sa cible, si possible en provoquant le moins de casse possible dans l’économie réelle (chômage). Le deuxième problème est d’éviter une crise bancaire ou financière. Le troisième est l’imbrication des deux. Pour combattre l’inflation, il faut monter les taux. Or la hausse des taux est de tout évidence une des causes ayant conduit à la chute soudaine de la Silicon Valley Bank (SVB), une banque californienne jusqu’alors réputée pour son rôle dans le financement du secteur technologique. En somme, en resserrant sa politique monétaire, la Fed a créé les conditions propices à cette faillite(2). Peut-il y avoir d’autres accidents du même gente? La réunion d’urgence des autorités de régulation durant le weekend et les décisions qui ont suivi montrent que le risque est pris au sérieux.

Revenons tout d’abord sur le cas de la banque SVB. L’histoire est assez classique, c’est celle d’une panique des déposants, la nouveauté étant que la crainte s’est propagée en quelques heures sur les réseaux sociaux. Une grande partie de l’actif était constitué d’obligations de bonne qualité mais dont les prix de marché ont chuté par suite de la hausse des taux d’intérêt. Exposée à un manque de liquidité et dans l’impossibilité de lever du capital, SVB ne pouvait satisfaire les demandes de retrait. Son sort était scellé. Le 10 mars, la banque passait sous la tutelle de la FDIC pour être liquidée. Cette décision a déplacé la pression vers d’autres banques ayant un business model ou un bilan similaire(3). Dans ce genre de cas, le problème des régulateurs est double: d’un côté, il peut être nécessaire d’intervenir afin d’éviter une panique dans le système bancaire, de l’autre, il faut que leur intervention ne crée pas d’aléa moral. La crise financière de 2008 a laissé de mauvais souvenirs, les banquiers ont rarement bonne presse, et aucune administration ne veut être accusée d’être venue à leur secours aux frais du contribuable. Dans le cas présent, chaque camp n’a pas tardé à pointer du doigt la responsabilité de son adversaires dans la débâcle de SVB.

Le 12 mars, après avoir reçu l’aval de la Maison Blanche, le Trésor, la Fed et la FDIC ont annoncé diverses mesures de sauvegarde.

  • Au titre d’une « exception systémique« , la FDIC garantira l’ensemble des dépôts de
    SVB sans limite de montants. Au cas où la liquidation des actifs de SVB ne suffirait pas, la perte serait couverte par une contribution des autres banques. La même « exception systémique » est faite pour Signature Bank. La procédure normale aurait été de garantir les dépôts jusqu’au plafond de 250.000$, puis de rembourser les autres dépôts au fur et à mesure de la vente des actifs.
  • De son côté, la Fed crée le Bank Term Funding Program (BTFP). Cette nouvelle facilité peut accorder aux banques des prêts allant jusqu’à un an contre des titres du Trésor, d’agences et des RMBS qui sont valorisés au pair, évitant ainsi aux institutions en difficulté d’avoir à les liquider dans de mauvaises conditions de marché. Le Trésor est garant à hauteur de 25Md$ de cette facilité.

2023.03.20.écart de valorisation de la dette fédérale
Sources : Dallas Fed, FDIC, ODDO BHF Securities

Le cas de SVB illustre un phénomène touchant l’ensemble du système bancaire US, à savoir la dévalorisation des actifs. Même pour un titre sans risque, comme la dette fédérale, la hausse des taux crée un écart grandissant entre la valeur au pair et la valeur en mark-to- market (graphe). Au T4 2022, la FDIC estimait les pertes potentielles sur les portefeuilles obligataires à 620Md$ (environ 2.5% des actifs) en cas de liquidation. Si on étend le calcul aux portefeuilles de prêts immobiliers, la perte potentielle se monterait à 2.2tr$, soit l’ordre de grandeur des capitaux propres(4). Il y a donc un risque sérieux que le secteur bancaire soit fragilisé.

2023.03.20.parts de marché des petites banques
Sources : Dallas Fed, FDIC, ODDO BHF Securities

SVB avait une part élevée de dépôt non-assurés, par ailleurs surtout constitués par des entités commerciales, donc plus instables que la normale. Elle était vulnérable en cas de panique mais n’est pas un cas unique isolé. Le risque peut se reproduire car le système bancaire est peu concentré et comprend une myriade de petites banques. Quand on considère toutes celles ayant moins de 250Md$ d’actifs (soit plus de 4600 institutions), cela représente 45% du total des actifs, avec une part de marché encore bien supérieure sur les prêts au secteur immobilier. Cette part approche 60% pour le résidentiel et 80% pour l’immobilier commercial (graphe). Pour rassurer leurs déposants, certaines banques seront amenées à renforcer leur bilan, notamment en limitant leur exposition de crédit. C’est ainsi qu’un credit crunch peut débuter, pesant sur l’économie réelle, ce qui en retour affaiblirait encore la qualité des actifs, etc. On comprend dans ces conditions l’urgence des autorités à prévenir une fuite des dépôts et à éviter un manque de liquidités.

Cette situation n’arrange pas les affaires de la banque centrale. En quelques jours, les conditions financières se sont nettement resserrées, revenant à leur plus bas niveau depuis le discours de Powell à Jackson Hole en août dernier. C’est l’un des canaux par lesquels la Fed entend peser sur la demande pour modérer les tensions de prix mais dans le cas présent, ce durcissement est subi, et non voulu. Il peut déboucher sur des réactions en chaîne(5). Si la Fed et les autres régulateurs ne parviennent pas à garder le contrôle de la situation, il y a un risque de crise financière, avec au bout du compte un choc déflationniste et une récession. Ce n’est pas ainsi qu’il est souhaitable de faire baisser l’inflation. A l’opposé, s’ils en font trop et injectent trop de liquidités, ils peuvent attiser la surchauffe. On a beaucoup rappelé ces derniers jours la baisse des taux directeurs de la Fed en 1998 en réponse à la faillite du fond LTCM, ce qui avait sans doute contribué à l’envolée boursière jusqu’à l’éclatement de la bulle TMT en 2000.

Compte tenu des turbulences de marché, l’issue de la réunion du FOMC du 22 mars est donc plus ouverte que jamais. Il y a une dizaine de jours, on se disait que la Fed aurait à choisir entre une hausse de 25 ou 50pdb. Après l’audition de Jerome Powell au Sénat le 7 mars, cette dernière option tenait même la corde dans les anticipations de marché. Ce n’est plus du tout le cas après la chute de SVB. Certains Fed watchers pensent même que la Fed pourrait cette fois passer son tour attendant que la poussière retombe après les turbulences récentes. La stabilité financière pèsera-t-elle plus que la stabilité des prix dans la décision? A moins que les choses empirent d’ici le 22 mars, une hausse de 25pdb peut être un choix de compromis. Pour la suite, toutes les options restent ouvertes. Après tout, l’inflation n’est pas moins élevée ni moins persistante aujourd’hui qu’il y a une semaine. Il sera en tout cas intéressant de voir si les membres du FOMC rehaussent leur point terminal, comme le laissait entendre Jerome Powell. Si ce n’est pas le cas, cela signalerait qu’ils craignent vraiment qu’un credit crunch n’arrive.

Economie

En février, le rapport sur les conditions du marché du travail corrige – mais en partie seulement, les chiffres étonnamment forts enregistrés le mois précédent. Le rythme mensuel des créations d’emploi ralentit de 504k à 311k, et le taux de chômage rebondit de deux dixièmes à 3.6%. La hausse du taux de salaire horaire s’est un peu modérée à 0.2% m/m mais le rythme annuel reste élevé (4.6%).

En février, les prix à la consommation ont progressé à un rythme soutenu (+0.4% m/m), juste un peu moins fort qu’en janvier. Sur un an, le rythme d’inflation se replie de 6.4% à 6.0% mais, hors énergie et alimentation, il est quasi stable à 5.5% (après 5.6%). Là encore, ces résultats atténuent un peu le signal de surchauffe donné le mois précédent mais, dans l’ensemble, les pressions inflationnistes restent élevées. Les prix à la production suivent une trajectoire similaire. L’inflation totale recule de 5.7% à 4.6% l’an mais l’indice sous-jacent est stable à 4.4%.

Les autres données « dures » confirment que la demande résiste toujours. En février, les ventes au détail ont certes baissé de 0.4% m/m mais ce repli intervient après un bond exceptionnel de 3.2% le mois précédent et, de plus, il est largement dû aux ventes automobiles, souvent erratiques d’un mois à l’autre. Le groupe de contrôle, qui met à part les dépenses volatiles, progresse de 0.5%, après +2.3% en janvier. Au vu des chiffres parus, l’indice GDPnow de la Fed d’Atlanta présage une hausse du PIB réel de 3.2% t/t en rythme annualisé au T1 2023, avec une progression de près de 5% des dépenses des ménages.

Cette vigueur contraste avec plusieurs enquêtes de climat des affaires en nette baisse en mars. Dans le secteur manufacturier, les détails de l’enquête de la Fed de New York sont au plus bas niveau depuis le printemps 2020. Dans le district de la Fed de Philadelphie, le mouvement est similaire. En équivalent-ISM, la moyenne des deux enquêtes tombe à 42.1 (-4.5 pts). Dans la construction résidentielle, le moral s’est redressé pour le troisième fois à la suite (+2pts, +13pts depuis décembre 2022, -50pts depuis le pic de fin 2021). Toutefois, la composante avancée sur les ventes futures se tasse légèrement.

Politique monétaire et budgétaire

Le Bank Term Funding Program (BTFP) est entré en activité le 13 mars. Sur les trois premiers jours, les banques l’ont utilisé à hauteur de 12Md$. Par ailleurs, le recours à la facilité de liquidité déjà existante (discount window) a bondi, passant en une semaine de 4.5 à 152.8Md$. Enfin, la Fed a apporté 142.8Md$ correspondant aux prêts de la FDIC dans le cadre de la résolution de SVB et de Signature Bank.

2023.03.20.facilités de liquidités d'urgence de la Fed 2023.03.20.estimation du taux terminal de la Fed

A suivre cette semaine

  • L’événement central est la réunion du FOMC le 22 mars.
  • A suivre aussi, les ventes de logements dans l’ancien (21 mars) et dans le neuf (22), les commandes de biens durables (24), et les estimations préliminaires des enquêtes PMI (24). La date de l’enquête devrait permettre d’inclure les premières réactions suite à la faillite de SVB.

 

(1) Voir Focus-US du 10 mars 2023: « L’art et la science de la Fed ».
(2) Outre SVB, deux autres banques exposées quant à elles surtout exposées aux cryptoactifs ont chuté ces derniers jours: Silvergate et Signature Bank. Selon les données de la Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC), au T4 2022, SVB avait 209Md$ d’actifs (17ème rang), Signature Bank 110Md$ (32ème rang) et Silvergate 11Mds, ce qui fait en tout 1.5% du total du système bancaire américain.
(3) En première ligne se trouve First Republic Bank (213Md$ d’actifs au T4 2022, 15ème rang, 176Md$ de dépôts, essentiellement commerciaux), prise dans une spirale infernale (retrait des dépôts, débâcle boursière, downgrade des agences de notation). Le 16 mars, un pool de onze grandes banques a annoncé un dépôt de 30Md$ chez FRB.
(4) Voir Jiang & al. (2023), “Monetary Tightening and U.S. Bank Fragility in 2023: Mark-to-Market Losses and Uninsured Depositor Runs?”, Stanford Business School WP.
(5) Interrogeant un jour Paul Volcker pour savoir comment la politique monétaire pouvait réduire l’inflation, Alan Blinder reçut cette réponse : »en causant des faillites ». Voir Blinder (2022), A Monetary and Fiscal History of the United States, 1961–2021, Princeton University Press.