La montée des barrières tarifaires entre les États-Unis et la Chine est négative pour le volume d’échange de ces deux pays et leur rythme d’activité respectif, mais l’impact macroéconomique direct est en général estimé comme étant faible. A priori, il n’y a pas de quoi pousser l’économie globale en récession. Cependant, l’anxiété touchant aux questions commerciales est désormais omniprésente dans le débat de politique économique. C’est un choc d’incertitude, dont l’intensité, selon certaines mesures (pas toutes), est considérable et dont les effets négatifs, à en croire diverses études, pourraient être larges et durables.

Par Bruno Cavalier, Chef Economiste et Fabien Bossy, Economiste

 

L’incertitude, qu’est-ce que c’est?

C’est peu dire que les interférences de Donald Trump dans les décisions de politique économique tranchent avec l’usage. Il se mêle de tout, y compris des sujets qui ne sont pas du ressort de la Maison Blanche comme le budget ou la politique monétaire. De plus, dans le domaine du commerce international où il dispose d’une large discrétion, ses décisions paraissent davantage dictées par son humeur et par quelques a priori que par des analyses, des faits, des évaluations. Le résultat, on peut le résumer en un mot aux contours larges et imprécis: l’incertitude. Mais qu’est-ce que l’incertitude, peut-on évaluer son impact sur l’activité, comment la mesurer? C’est ce que nous essayons d’examiner dans cette note, sans prétendre aboutir au fin mot de cette histoire.

Incertitude commerciale : d’après la Fed…

Commençons par des éléments factuels. L’incertitude, et spécialement l’incertitude liée au commerce, tient une place croissante dans les discussions économiques. On peut le voir en examinant la fréquence de ce thème dans les minutes de la Fed (graphe du haut). De son côté, le FMI mesure le phénomène par une analyse textuelle des rapports sur l’économie de l’ensemble des pays du monde, et en tire un indice global dont l’envolée stupéfiante correspond à la montée des frictions tarifaires US-Chine (graphe du bas). Ainsi, après avoir passé des décennies durant lesquelles le commerce mondial n’était une préoccupation ni pour les investisseurs, ni pour les économistes, ni pour les banquiers centraux (il allait de soi qu’un commerce fluide était préférable à des barrières aux échanges), la situation a maintenant changé du tout au tout.

… et d’après le FMI

En l’absence de point de comparaison pertinent et récent, on en est réduit pour apprécier les effets de ce choc, à construire un modèle décrivant le « contrefactuel », autrement dit l’absence de choc. Diverses études récentes procèdent ainsi1, avec les limitations inhérentes à ce type d’approche (un nombre limité de facteurs explicatifs, un manque de recul historique). Les résultats sont à prendre avec une certaine prudence, mais ils suggèrent qu’une bonne partie du ralentissement en cours de l’économie mondiale peut être imputé à l’incertitude commerciale. Pour les chercheurs du FMI, cela aurait amputé 0.75pt de croissance globale en 2019. Les estimations sont presque identiques pour la Fed (bien qu’elle mesure le choc d’incertitude de manière différente). La banque centrale US considère de surcroît que la dernière vague de droits de douane US-Chine mise en place ces derniers mois est susceptible de prolonger et d’amplifier l’impact sur 2020.

A ce stade du propos, il n’est pas inutile de prendre un peu de recul. Les rapports entre les notions d’incertitude et de risque font l’objet d’une réflexion ancienne. On préfère souvent parler de risque dans une situation où les différents états de la nature sont bien définis et peuvent être associés à une certaine distribution de probabilité. Le jeu de la roulette est risqué mais pas incertain. On préfère parler d’incertitude s’il n’y a pas de probabilités sous-jacentes ou si les différents états de la nature sont mal identifiés. L’auteur de référence est ici Frank Knight qui écrivait il y a près d’un siècle et dont la réflexion a influencé celle de Keynes2. L’auteur de la Théorie Générale considérait que l’incertitude était une des causes de l’existence des cycles. Un entrepreneur ou un investisseur qui est confronté à des risques peut faire des calculs rationnels lui permettant de trouver un moyen de se diversifier ou de s’assurer. Mais le même agent confronté à l’incertitude sera tenté de prendre des décisions par instinct plus que par calcul, ou bien ne pas prendre de décision du tout. En somme, pour Keynes et ses lointains continuateurs (Shiller pour citer un nom très connu), le cycle économique est façonné par un cycle de confiance, le boom quand on a stimulé les « esprits animaux »3, le crash avec le retour de la peur.

Par définition, l’incertitude est impossible à mesurer directement, elle peut seulement être approchée par des proxys4. Le tableau ci-dessous en recense plusieurs. Pour faciliter la comparaison, le maximum de chaque indicateur est fixé à 100 sur la période 2008-19 et son minimum à 0. On a distingué trois types de mesures. Primo, des indicateurs de stress financier: ils avaient eu, on s’en souvient, un rôle central lors de la crise financière de 2008. Secundo, des mesures tirées de l’analyse textuelle appliquée aux journaux, aux rapports économiques, à la communication des entreprises: il s’agit là de l’apport le plus récent à l’examen de l’incertitude économique. Enfin, des mesures de dispersion portant sur les enquêtes de confiance, sur les prévisions des experts, ou encore sur les probabilités subjectives des prévisionnistes. À ce jour, les indicateurs de stress financier ne montrent pas de hausse notable et sont, en tout cas, loin de leur pic de 2008. Les indicateurs de dispersion sont proches de leurs niveaux des dernières années, sauf en ce qui concerne le sentiment des industriels qui traduit une plus grande incertitude. Seuls les indicateurs tirés de l’analyse textuelle montrent une soudaine et forte dégradation de l’environnement économique.

Diverses mesures approximatives de l’incertitude

Il se dessine un écart considérable entre l’effet direct (modeste) de la guerre commerciale sur l’activité et l’angoisse (élevée) que provoquent les frictions tarifaires ou les menaces sur le libre-échange. La hausse des droits de douane est négative pour l’activité, aucune étude sérieuse à notre connaissance n’a pu faire la démonstration contraire. En fait, nul n’en a jamais douté à l’exception du président américain et de ses conseillers (« trade wars are good and easy to win »). Les estimations couramment admises sont toutefois faibles au niveau global ou même régional5. La guerre tarifaire reste avant tout une affaire sino-américaine – à quoi on peut ajouter quelques escarmouches sur d’autres fronts – mais le gros des échanges n’est pas vraiment affecté. Il est notable par exemple que la Chine a un peu abaissé ses droits de douane vis-à-vis du reste du monde en même temps qu’elle répliquait aux mesures de l’administration Trump en augmentant les droits sur les produits américains6. A ce stade, le problème de la guerre commerciale tient moins à la réduction des échanges ou au renchérissement des importations qu’à tout ce qu’on peut imaginer en termes d’escalade ou de perturbations du régime de libre-échange qui a été dominant ces dernières décennies. Dans la mesure où ce choc n’a pas de précédent en temps de paix, il y a peut-être une part d’irrationnel dans la hausse soudaine de l’incertitude commerciale, mais c’est justement ce qui fait peser une menace sur les perspectives économiques. Rien ne pousse davantage à l’attentisme (report des dépenses, comportement de précaution) que le fait d’être confronté à un événement inédit ou inconnu.

 

Sources : Fed, IMF, Oddo BHF Securities

 


1. Voir Caldara & al. (2019), “Does trade policy uncertainty affect global economic activity?”, FEDS notes; Ahir, Bloom & Furceri (2019), “New index tracks trade uncertainty across the globe”, IMF blog
2. Voir Knight (1921), Risk, uncertainty and profit, ouvrage d’où est tirée cette citation: “It will appear that a measurable uncertainty, or « risk » proper, as we shall use the term, is so far different from an unmeasurable one that it is not in effect an uncertainty at all. We shall accordingly restrict the term « uncertainty » to cases of the non-quantitive type”.
3. Voir Akerlof & Shiller (2009), Animal Spirits – How human psychology drives the economy, and why it matters for global capitalism.
4. Voir BCE (2016), “The impact of uncertainty on activity in the euro area”, ECB Bulletin
5. Voir Ferraro & Van Leemput (2019), “Long-Run Effects on Chinese GDP from U.S.-China Tariff Hikes”, FEDS notes
6. Voir Bown (2019), “US-China trade war: the guns of August”, PIIE