Le débat de politique économique aux États-Unis s’éloigne de plus en plus du consensus qui prévalait avant la crise de 2008.

Par Bruno Cavalier, Chef Economiste et Fabien Bossy, Economiste

 

Jusque-là, il était entendu que la politique monétaire devait éviter que l’inflation dérape et la politique budgétaire que les déficits deviennent insupportables. Désormais, la Fed s’inquiète que l’inflation soit durablement trop basse, non trop haute. Les déficits ne font plus peur aux Républicains qui ont voté une expansion fiscale en haut de cycle tandis que certains Démocrates y voient le remède-miracle pour résorber les inégalités, éliminer le chômage et lutter contre le changement climatique!

Modern Monetary Theory, Green New Deal, Price-Level Targeting… ces expressions ont depuis quelque temps fait le buzz dans la blogosphère économique et politique aux États-Unis. Ce qui est ainsi désigné n’est pas toujours très clair (surtout dans les deux premiers cas) mais c’est sous l’angle de ces concepts qu’il est de bon ton désormais d’examiner les choix de politique économique. Essayons d’y voir plus clair.

Modern Monetary Theory (MMT)

Ce courant de pensée économique ravive des idées anciennes – ce qui n’a rien de très « moderne » – selon lesquelles un État peut échapper à toute contrainte budgétaire en utilisant de manière appropriée son monopole d’émission de monnaie. L’État pourrait financer autant de dépenses qu’il veut, par exemple jusqu’à ce que le plein-emploi soit établi pour toujours, en créant de la monnaie. Il n’aurait pas besoin de se préoccuper des niveaux de déficit ou de dette. La seule contrainte à son action serait constituée par un emballement de l’inflation ou une chute de la devise.

Actuellement, l’inflation est trop faible et le dollar est plutôt fort, ce qui réduit ces risques. De toute façon, il serait toujours possible, selon les partisans de la MMT, de ralentir la demande en montant les impôts ou en substituant de la dette au financement monétaire. Le rôle de la Fed dans la MMT n’est pas clair. Ce courant hétérodoxe, très en vogue dans une partie de la gauche américaine1, a été critiqué ces derniers jours par le président de la Fed et par des économistes keynésiens éminents, comme Paul Krugman et Larry Summers.

Green New Deal

Comme son nom l’indique, c’est Roosevelt + la lutte contre les problèmes climatiques. Ce plan prévoit une intervention massive de l’État (création de millions d’emplois garantis), une correction drastique des inégalités (taxation des hauts revenus et des hauts patrimoines) et de multiples actions visant pour accélérer la transition énergétique (décarbonisation de l’activité économique, nouvelles dépenses d’infrastructure). Le lien avec la MMT est évident puisqu’il s’agit d’accroître les dépenses publiques. Alexandra Ocasio-Cortez, l’une des jeunes élues démocrates les plus en vue, a proposé une résolution en ce sens à la Chambre. Les débats des primaires démocrates pour 2020 vont largement tourner autour de ces idées.

Price-Level Targeting

Depuis la crise, ce concept a connu une faveur croissante tant il est devenu évident que les banques centrales ne parvenaient pas à ramener l’inflation sur leur cible. Plutôt que de cibler l’inflation, l’alternative serait de viser le niveau des prix. Pour prendre un exemple simpliste, si pendant cinq ans l’inflation a été de 1% au lieu de 2%, la Fed tolérerait que l’inflation soit à 3% pendant cinq ans afin de compenser l’inflation « perdue ». Cela renforcerait l’idée que la cible d’inflation est symétrique. Cette année, la Fed a lancé un examen complet de sa stratégie monétaire, ce qui pourrait aboutir à des changements au premier semestre 2020. Le Price-Level Targeting est un concept sérieux. Il est possible qu’il soit adopté par la Fed2.

Ce sont là quelques illustrations que le débat de politique économique est en pleine évolution. L’idée d’adapter la stratégie monétaire est bienvenue. Jeter par-dessus bord tout intérêt pour les déficits et la dette est une option dangereuse, il va sans dire. Mais certains pourraient dire que l’irresponsabilité budgétaire règne déjà aux États-Unis…

Avec les données de janvier, le déficit du budget fédéral s’établit à 310Md$ sur les quatre premiers mois de l’année fiscale, soit +130Md$ par rapport à la même période un an plus tôt. Les effets de la réforme fiscale jouent à plein puisque les recettes fiscales totales sont en repli de 1.5% sur un an (-34% en ce qui concerne l’impôt sur les sociétés). Le déficit fédéral avoisine actuellement 4.5% du PIB, un niveau élevé vu la position dans le cycle (croissance > potentiel de moyen-terme, plein-emploi).

L’humeur du moment est de considérer cela avec indifférence. Le 2 mars, le plafond sur la dette fédérale a été rétabli à 22tr$, soit 107% du PIB. Compte tenu des détentions de titres entre agences du gouvernement, la dette publique échangeable est de 79% du PIB. Au vu de ses réserves en cash et des mesures exceptionnelles qu’il peut adopter, le Trésor peur couvrir ses dépenses jusqu’à la fin août, après quoi il faudra à nouveau suspendre ou relever le plafond statutaire de dette.

 


1. L’une des figures de la MMT, Stephanie Kelton, était conseillère économique de Bernie Sanders en 2016.
2. Clarida (2019), “The Fed’s review of its monetary policy strategy, tools, and communication practices”