La politique budgétaire américaine ne va-t-elle pas devenir trop expansionniste? C’est la question qui agite ces temps-ci les économistes néo-Keynésiens les plus fameux au monde (Summers, Krugman, Blanchard). "Trop" signifie qu’on aurait un excès de demande et, par conséquent, de vives tensions inflationnistes. Selon certaines estimations, en ajoutant le plan Biden de 1900Md$ aux plans déjà votés en 2020, on dépenserait quatre fois plus que nécessaire. L’argument tourne autour du montant de l’output gap, concept notoirement difficile à estimer en temps réel. Ni Janet Yellen au Trésor, ni Jerome Powell à la Fed, qui sont les vrais décideurs, ne se montrent inquiets du risque de surchauffe, plutôt le contraire.

Focus US par Bruno Cavalier, Chef Economiste et Fabien Bossy, Economiste

 

Au printemps dernier, le Congrès a voté un plan de soutien budgétaire de 12% du PIB. Puis en décembre dernier, un autre de 4.5%. Désormais, il est question d’un plan de l’ordre de 9% du PIB. Cela fait beaucoup. Trop? La question occupe des économistes de renom, par ailleurs tous partisans d’une forte stimuation1. Pour y répondre, il faut d‘abord se faire une idée de l’output gap causé par la pandémie. La comparaison avec le trend pré-2020 donne une estimation de 950Md$. Ensuite, il faut mesurer ce qui va se déverser dans l’économie en 2021 du fait des mesures de soutien et de la baisse de l’excès d’épargne (Focus-US du 8 février). Olivier Blanchard calcule 3600Md$ (1900 du plan Biden + 900 du plan de décembre + 800 venant de l’épargne forcée). Enfin, il faut se donner un multiplicateur de dépenses. Prenons un. Résultat: cela pousserait le PIB 14% au-dessus de sa tendance et pourrait donc engendrer une vive inflation.

US : PIB réel vs tendances pré-2008 et pré-2020

Bien entendu, les trois étapes du raisonnement peuvent être discutées. Primo, l’écart de production. Faut-il le calculer sur 2020 ou tenir compte du manque d’activité accumulé depuis 2008 (graphe)? Dans la décennie post-crise financière, beaucoup ont redouté la stagnation séculaire. C’était le cas de Larry Summers, qui (ironie) juge que le plan Biden est trop large et fait trop de place aux dépenses courantes par rapport à l’investissement. On pourrait tout autant soutenir que l’output gap est de 4700Md$. La différence est énorme.

Secundo, le montant effectif du plan Biden. Il reste en discussion.

US : anticipations d’inflation

Tertio, la taille du multiplicateur. C’est un débat presque sans fin, rendu plus compliqué par la situation sanitaire, elle-même très évolutive. Paul Krugman juge que beaucoup des mesures annoncées ne sont pas un stimulus car elles ne font que protéger le revenu contre un choc non-économique. Quitte à prendre des risques budgétaires, il est en général admis qu’il vaut mieux faire trop de relance que pas assez. Go big est le mot d’ordre de Joe Biden et de Janet Yellen. Quant à Jerome Powell, il ne redoute pas que l’excès d’inflation souhaité ne devienne intolérable. Les anticipations d’inflation remontent mais ne sont pas à des niveaux absolus exceptionnels (graphe).

Economie

Le rapport sur le marché du travail en janvier a continué de décrire une économie évoluant à deux vitesses. Les secteurs dont l’activité réclame de fortes interactions sociales restent à la peine, comme par exemple « loisirs et restauration » (-61k m/m) ou « commerce de détail » (-38k m/m). Les autres secteurs affichent une croissance positive mais modeste. L’emploi non-agricole s’est accru de 49k mais les chiffres de décembre ont été révisés vers le bas, de -140k à -227k. Le résultat d’ensemble est donc plutôt médiocre. Il est compensé par une forte hausse de la durée du travail (+0.9% m/m). Au rang des autres éléments positifs du rapport du BLS, on retient que l’emploi temporaire, qui est par nature très cyclique, a continué de se reprendre. Après avoir chuté de près d’un million de postes en mars-avril dernier, il a depuis rebondi de 757k. Au total, si l’on prend le nombre des heures travaillées comme un proxy de l’activité à productivité constante, les données d’emploi signalent que la croissance du PIB a entamé le T1 à environ 5% t/t en rythme annualisé.

US : évolution du taux de chômage

Le taux de chômage s’inscrit en recul de 6.7% à 6.3% (graphe). C’est un progrès notable depuis le pic de 14.8% d’avril dernier, mais ce n’est pas suffisant pour convaincre la Fed que son objectif de plein-emploi est en vue. Le BLS reconnaît lui-même que la classification entre emploi et non-emploi est imparfaite, ce qui sous-estimerait le taux de 0.6 point. De plus, le président de la Fed considère que le « vrai » taux de chômage devrait tenir compte de ceux qui ont dû quitter la population active à cause de la pandémie. Faisant ce calcul, il arrive à un taux de 10%, presque stable depuis trois mois, après avoir atteint un pic de 23.7% en avril. Pour rappel, avant la pandémie, le taux de chômage évoluait au voisinage de 3.5% et la Fed se demandait alors si le chômage d’équilibre n’était pas encore plus bas. Les nouvelles inscriptions au chômage refluent lentement (-134K sur un mois au 5 février).

Décalé d’un mois, le rapport JOLTS complète l’analyse des conditions du marché du travail et signale pas mal de vigueur sous la surface. Bien que l’emploi ait baissé, le nombre d’ouvertures de postes a en effet continué de progresser en décembre. Il s’établit à 6.6 millions, plus très loin du niveau pré-pandémie (6.9M au T4 2020, et un creux à 5M en avril 2020). Le taux de démission a effacé en totalité le repli du printemps dernier. Il est à 2.3% de la population employée, proche du record historique de 2.4% atteint dans le courant de 2019. Pour rappel, après la récession de 2008-09, il avait fallu attendre sept ans pour que le taux de démission retrouve son précédent pic.

En janvier, les taux d’inflation sont demeurés modérés à 1.4% sur un an (stable pour l’indice CPI, en recul de 0.2pt pour l’indice sous-jacent). D’ici quelques mois, de forts effets de base pousseront les taux d’inflation bien plus haut, au-dessus de 3% pour le CPI, au-dessus de 2% pour le core-CPI.

Politique monétaire et budgétaire

Le discours de Jerome Powell du 10 février est une analyse détaillée du marché du travail. En un mot, le président de la Fed juge que la distance au plein-emploi est bien plus large que ce que disent les chiffres officiels. De plus, il rappelle que la nouvelle stratégie de la Fed fixe un objectif d’emploi le plus inclusif possible. Autrement dit, il faut que l’amélioration bénéficie aux catégories les plus fragiles du fait de leur statut social ou de leur bas niveau de formation. L’implication est claire. Pour la politique budgétaire, il s’agit de prolonger les mesures d’aide. En filigrane, cela suggère que Powell n’est pas du tout hostile à un large plan de soutien. Concernant, la politique monétaire, Jerome Powell rappelle qu’il n’y aura pas de resserrement simplement en réponse à des chiffres d’emploi solides. Il faut en outre que l’inflation PCE dépasse sa cible de 2% pendant un certain temps.

A suivre cette semaine

Les premières données « dures » sur janvier vont se succéder: ventes au détail (le 17), production industrielle (le 17), mises en chantier et permis de construire (le 18), ventes de maisons existantes (le 19). Du côté des enquêtes de climat des affaires pour février, il faudra suivre la confiance des constructeurs de maisons (le 17) et celle des directeurs d’achat dans l’industrie et les services (le 19).

La Fed publiera le 17 les minutes de la dernière réunion du FOMC. La politique monétaire n’avait pas été modifiée mais, après cette réunion, plusieurs présidents de Fed régionale qui avaient en début d’année mis sur la table la question d’un tapering précoce ont atténué leur ton. Ce fut le cas en particulier de Robert Kaplan (Dallas) et Raphael Bostic (Atlanta). Il semblerait qu’il a été jugé prudent par le FOMC de ne pas créer trop de confusions sur un tel sujet qui a le potentiel de causer des turbulences sur les marchés de taux.

 

Sources : Thomson Reuters, CBO, Oddo BHF Securities


1. Summers, “The Biden stimulus is admirably ambitious. But it brings some big risks, too”, Washington Post, 4 février. Krugman, “Nonstimulus arithmetic”, Substack blogpost, 9 février. Blanchard, Twitter feed, 6 février.