Dans le débat sur le relèvement du plafond de la dette fédérale, la dimension politique domine. La tentation de chaque camp est d’aller jusqu’au bord du gouffre, en espérant que l’adversaire cèdera le premier. Nul ne maîtrise tous les paramètres de ce jeu et un accident ne peut être exclu. La dimension économique n’est pas à négliger non plus. A ce jour, l’économie US a supporté 500pdb de hausse de taux, sans tomber en récession, mais sans non plus que l’inflation revienne près de sa cible. Il est légitime de se demander si la politique budgétaire ne devrait pas être durcie afin d’aider la Fed dans sa lutte contre l’inflation. De ce point de vue, 2023 ne peut être simplement une répétition de 2011.

Focus US par Bruno Cavalier, Chef Economiste et Fabien Bossy, Economiste

 

2023.05.15.Dépenses
US : dépenses discrétionnaires (plans Biden vs McCarthy)

A l’approche de la date critique où le Trésor pourrait ne pas être en mesure de payer tous ses créanciers – quelque part entre début juin et fin août – Démocrates et Républicains s’agitent pour faire prévaloir leur position dans l’opinion publique. Aucun camp n’a toutes les cartes en main. Le Congrès est divisé, et au sein de chaque parti, il y a des nuances. D’un côté, la position de Joe Biden est simple: il faut relever/suspendre le plafond de dette sans conditions. Après tout, la dette qu’il faudrait émettre après la X-date correspond à des engagements qui ont déjà été votés par le Congrès, non de nouvelles dépenses. De l’autre, Kevin McCarthy a fait voter il y a quelques jours par sa majorité républicaine à la Chambre un projet de hausse du plafond à condition que les dépenses fédérales soient rabotées dans le futur. Les plans de dépenses de MM. Biden et de McCarthy sont à première vue éloignés l’un de l’autre (graphe). Une approche raisonnable pourrait consister à couper à peu près la poire en deux, ce qui représenterait environ un demi-point de PIB par an. Ce n’est pas négligeable certes mais un défaut de paiement pourrait coûter davantage, déstabilisant en particulier les marchés de capitaux.

2023.05.15.US croissance
US : croissance des dépenses fédérales par période de cinq ans

Ce qui manque le plus dans cette affaire, c’est précisément la raison, chacun ayant déjà en vue les élections présidentielles de novembre 2024. De surcroît, les Démocrates ont une impression de déjà-vu. En 2011, Barack Obama étant président, Joe Biden, vice-président et le Congrès divisé comme aujourd’hui, les Républicains avaient profité de l’échéance du plafond de dette pour obtenir des mesures de plafonnement des dépenses. Dans les cinq années qui ont suivi, les dépenses fédérales n’avaient augmenté que de 7%, près de trente points de moins que dans la décennie précédente (graphe).

Cet accord avait permis de réduire le déficit budgétaire, de 11% du PIB en 2011 à 5.4% en 2016, mais au prix d’un frein notable sur la croissance de l’activité et de l’emploi. Vu la situation de l’économie US à cette époque, encore marquée par la grande crise financière de 2008, un durcissement budgétaire était malvenu à ce stade du cycle. Par rapport à un contrefactuel où les dépenses auraient été 30% plus hautes au bout de cinq ans (soit 10% du PIB), on peut estimer la perte de PIB nominal à 15% si on prend un multiplicateur à 1.5. Ironiquement, cet accord de 2011 a eu un impact presque nul sur le ratio d’endettement, car l’effet favorable au numérateur (moindre déficit) a été annulé par l’effet négatif au dénominateur (moindre PIB). Notons aussi que cela n’avait pas empêché la réélection de Barack Obama aux élections de 2012.

La situation de 2023 est très différente de 2011. Le taux de chômage était alors à 9%, il est inférieur à 3.5%. L’inflation sous-jacente évoluait au voisinage de 2%, elle est à 5.5%. Le problème de la Fed n’était pas de combattre l’inflation mais de ramener l’économie vers le plein-emploi. Dans les conditions présentes, on a toute raison de penser que le multiplicateur fiscal est faible. Si la politique budgétaire était durcie, cela pèserait moins sur l’activité qu’en 2011 , tout en contribuant à atténuer les tensions inflationnistes qui subsistent malgré un durcissement monétaire hors normes. Il est peu probable que la motivation de M. McCarthy soit d’aider l’administration Biden à mieux calibrer le policymix, mais le fait est qu’il marque un point en soulignant que la dynamique des finances publiques est préoccupante. En mars 2023, le déficit budgétaire des douze derniers mois était à 7% du PIB, un quasi-doublement depuis la mi-2022. Ce n’est pas ce qu’on atteindrait d’une économie cherchant à maîtriser une inflation excessive.

En somme, il y a de bonnes raisons économiques pour avoir un accord sur le plafond de dette. La difficulté est politique 1 . Pour être élu Speaker de la Chambre, Kevin McCarthy a dû composer avec la faction jusqu’au-boutiste des représentants républicains. Sa marge de négociation est limitée, comme l’est la majorité républicaine à la Chambre (222 sièges contre 213 aux démocrates). Côté démocrate, garder une position ferme est une occasion pour briser l’unité des Républicains.

Un accord transitoire pour repousser l’échéance après les vacances est souvent évoqué, mais que se passerait-il si aucun accord définitif n’était conclu? Une longue liste d’options plus ou moins crédibles sont discutées 2 . Tout d’abord, il y a des voies pour passer outre la contrainte du plafond réglementaire:

  1. a) Emettre des obligations avec des coupons élevés et/ou des obligations perpétuelles (le plafond de la dette portant sur la valeur faciale de la dette);
  2. b) Déclarer le plafond de dette incompatible avec le 14e amendement qui interdit de remettre en cause la dette fédérale;
  3. c) Augmenter les revenus de seigneuriage en faisant émettre par le Trésor une pièce de platine d’une valeur faciale d’un trillion pour la déposer ensuite à la Fed.

Même légales, ces diverses options sont vues comme par trop excentriques pour être mises en application. Elles ne sont utiles que dans la tactique de négociation. Il faut donc aussi considérer la possibilité d’un accident et les moyens d’en limiter les conséquences.

  1. a) Le Trésor pourrait rembourser sa dette de marché mais décaler les autres paiements du Trésor (salaires des employés fédéraux, prestations sociales) au fil des rentrées fiscales. On a vu des républiques bananières accumuler les arriérés de paiement, ce serait inédit pour la première puissance économique au monde. On comprend que cette option peut vite se révéler intenable.
  2. b) Alternativement, le Trésor pourrait décider de réaliser certains paiements mais non d’autres. Sur quelle base, économique et légale, seraient choisis les gagnants et les perdants, nul ne le sait. Là encore, on peine sérieusement à envisager ce cas.

Les économistes de la Maison-Blanche ont récemment tenté d’estimer le coût d’un échec des négociations. Selon leurs calculs, si un accord était trouvé juste à la dernière minute, mais avec au préalable une forte poussée de stress de marché, l’impact négatif sur le PIB ne serait que de 0.1pt au T3 2023. Un défaut de quelques jours suffirait à doubler la mise. Un défaut prolongé pourrait provoquer une chute de 1.5pts de PIB et une soudaine envolé du chômage d’environ 5 points. Ces divers chiffres ont surtout vocation à montrer qu’en cas de défaut des Etats-Unis, il n’y aurait que des perdants.

Economie

En avril, le rapport du BLS a montré que la solidité du marché du travail est presque intacte, plus d’un an après que resserrement de la politique monétaire a débuté. Les créations nettes de postes ont ainsi augmenté de 253.000, le taux de chômage a inscrit un nouveau point bas dans ce cycle à 3.4% et les gains salariaux ont un peu accéléré. Nous disons presque, car malgré tout, on observe une certaine modération des tensions. Sur trois mois glissants, la croissance de l’emploi ressort désormais à de 2.2% en rythme annualisé vs 2.5% au T1 2023 et 2.8% au T4 2022 ; la hausse des salaires est, elle, de 3.8%, vs 4.3% au T1 et 4.5% au T4. Sur la semaine du 6 mai, les inscriptions au chômage ont nettement monté à 264.000, après deux mois de quasi-stabilité autour de 240.000. Elles sont au plus haut depuis l’automne 2021. A noter que la hausse est presque uniquement due aux données du Massachussetts, un état où il y a une enquête en cours sur une fraude aux indemnités de chômage.

2023.05.15.Prêts aux entreprises
US : standards de prêts aux entreprises (SLOOS)

L’enquête trimestrielle de la Fed sur le crédit bancaire (SLOOS) a été conduite entre le 27 mars et le 7 avril, c’est-à-dire quelques jours après la chute de Silicon Valley Bank. De toute évidence, le contexte était propice à la prudence tant du côté des banques (standards de prêts) que des emprunteurs potentiels (demande prêts). Les résultats montrent que les standards de prêts ont de nouveau été resserrés sur les trois derniers mois dans une proportion un peu plus forte que dans la précédente enquête. Le phénomène concerne toutes les catégories de crédit aux entreprises et aux ménages, et en particulier l’immobilier (graphe). La demande de prêts est signalée en baisse dans la plupart des catégories, et là encore surtout pour l’immobilier commercial (graphe). Le resserrement passe le plus souvent par une augmentation de la marge d’intérêt, ainsi que par une baisse des ratios LTV. Les principales raisons citées par les banques sont l’affaiblissement des conditions économiques, la moindre tolérance au risque et la dégradation des collatéraux de crédit. Quelle perspective pour le S2 2023? Les banques s’attendent à une baisse de la qualité des crédits et, partant, envisagent de resserrer les standards de prêts.

2023.05.15.Crédit immobiliers
US : demande de crédit immobilier commercial (SLOOS)

En avril, les rapports sur les prix à la consommation et à la production ont confirmé les tendances récentes d’une (très) lente désinflation, depuis des rythmes d’inflation encore trop élevés. Le taux d’inflation annuel recule d’un dixième à 4.9% pour le CPI total, 5.5% pour le CPI sous-jacent. Certains détails sont encourageants. Primo, la fermeté de l’inflation sous-jacente n’est venue que d’un rebond du prix des véhicules d’occasions (+4.4% m/m), hausse qui est sans doute ponctuelle, peut-être réversible, puisqu’il n’y a plus actuellement comme en 2020-21 de pénuries d’intrants. Secundo, les prix de services de logements ont confirmé leur modération. Rappelons enfin que les effets de base seront très propices à un net repli du taux d’inflation en mai et juin. Du côté du PPI, les résultats sont du même tonneau. L’indice PPI total ressort à 2.3% sur un an après être passé par un pic au voisinage de 12% au printemps dernier. Sur la composante des biens intermédiaires, l’indice PPI est même en territoire négatif pour le deuxième mois de suite. Au total, ces résultats confortent le scénario d’une Fed passant son tour à la réunion de juin, mais on doute qu’ils convainquent d’opter rapidement pour des baisses de taux directeurs.

Politique monétaire et budgétaire

Parmi les nombreux propos post-FOMC, on n’a pas entendu de note discordante par rapport à Jerome Powell. John Williams (Fed de New York) est resté vague sur ses prévisions en matière de politique monétaire, n’excluant ni une pause en juin ni une nouvelle hausse. Selon lui, l’inflation reviendrait à 2% d’ici deux ans et le taux de chômage remonterait vers 4%-4.5%, des évolutions cohérentes avec une croissance d’activité faible en 2023.

La rencontre entre Joe Biden et les leaders du Congrès le 9 mai n’a pas fait bouger les lignes, sans surprise. Les staff respectifs des parties prenantes sont au travail en vue de préparer une autre réunion plus concluante.

A suivre cette semaine

Les principales données « dures » pour avril sont à paraître dans les prochains jours: ventes au détail le 16 mai, production industrielle le même jour, mises en chantier e logements le 17, vente de maisons existantes le 18. A cela s’ajoutent les premières enquêtes pour mai : indice Empire manufacturier le 15, confiance des promoteurs immobiliers le 16, indice Philly Fed manufacturier le 18.

 

1) Voir Focus-US du 17février 2023, « Chantage budgétaire ».
2) Voir Bipartisan Policy Center (2023), « Debt Limit Analysis”, 9 mai.
3) Voir Council of Economic Advisors (2023), “The Potential Economic Impacts of Various Debt Ceiling Scenarios”, 3 mai.

Sources : Thomson Reuters, Bloomberg, ODDO BHF Securities