Certains craignaient que Powell, qui n’est pas économiste, soit moins qualifié que ses prédécesseurs, bardés de PhD, pour gérer les inévitables crises qui émaillent la vie des banquiers centraux. Il avait d’ailleurs été beaucoup critiqué pour ses hésitations en matière de communication au début de son mandat. Aujourd’hui, force est de constater que la Fed mérite des louanges: elle a non seulement bien géré la pandémie, mais convaincu les marchés que les poussées inflationnistes sont transitoires et qu’elle contrôle la situation.
Pourtant, les échéances se rapprochent. Le renchérissement s’installe largement au-dessus du point pivot de 2% et la grand-messe des banquiers centraux de Jackson Hole est imminente. Du coup, les investisseurs sont actuellement obnubilés par l’inflexion attendue de la politique monétaire américaine. Rien de plus logique, compte tenu des deux douloureux précédents, le taper tantrum (Bernanke 2013), puis l’éphémère tentative de resserrement quantitatif (Powell 2018/9). Ils guignent tous les indices de Tapering.
La reprise et l’inflation justifient le ralentissement prochain des achats d’actifs de la Fed.
Mais la normalisation de la politique économique américaine est-elle vraiment possible?
L’histoire économique répond clairement par… la négative!
Réminiscence de l’après-guerre
Un premier épisode de méga-accumulation de dettes avait débuté dans les années 1930 et s’était prolongé deux décennies. La guerre mondiale avait accentué le creusement de déficits massifs, largement monétisés par la Fed. La dette totale avait atteint des niveaux sans précédent.
Sources: U.S. Treasury Department, U.S. Federal Reserve, Lyn Alden
La dette était devenue si énorme, que la poursuite d’une politique économique classique aurait provoqué l’effondrement de l’ensemble du système (en forçant les défauts de paiement publics et privés). La solution alternative avait été l’expansion frénétique de la masse monétaire conjuguée à une politique de type MMT destinées à générer une forte inflation. Afin de protéger la solvabilité du Trésor contre la hausse des taux, les décideurs politiques avaient administrativement plafonné, pendant plusieurs années, tous les rendements du Trésor en dessous du taux d’inflation (élevé). En bref, la Fed avait perdu son indépendance et les taux d’intérêt réels étaient tombés en territoire profondément négatif pendant plusieurs années. L’imposition d’une longue période de taux d’intérêt réels négatifs avait permis la digestion progressive de la charge (nominale) de la dette. Au détriment des épargnants.
Sources: U.S. Treasury Department, U.S. Federal Reserve, Lyn Alden
«Comparaison n’est pas raison»
Aujourd’hui, nous vivons à nouveau une situation d’endettement critique, qui constitue le deuxième épisode du cycle séculaire de la dette. Les autorités américaines devront-elles, à nouveau, contrôler et écraser artificiellement les taux d’intérêt nominaux pendant une période significative? Ne vivons-nous pas, d’ailleurs, les prémisses de ce scénario, puisque les taux d’intérêt réels sont déjà profondément négatifs. Somme toute, la pandémie n’offre-t-elle pas une parfaite excuse à nos politiciens pour franchir le Rubicon?
Bien sûr, cette stratégie transgresserait d’une part la philosophie monétaire initiée par Greenspan: faire évoluer la politique monétaire lentement et en informer les marchés longtemps à l’avance. D’autre part, Powell et Clarida affirment leur désir de mener une politique raisonnable. Mais l’Histoire ne regorge-t-elle pas d’épisodes où les banquiers centraux ont délibérément enfumé les marchés avant d’agir. Les investisseurs suisses sont bien placés – avec l’ancrage du franc à l’Euro – pour le savoir. Les dévaluations dans le cadre du serpent monétaire européen, des accords du Louvre et du Plaza n’avaient pas non plus été télégraphiées…
Une répression financière dans l’esprit de celle de l’après-guerre n’est pas impossible à moyen terme.
Mais la méthode employée serait bien différente.
Une répression financière déguisée
La Fed achète déjà toutes sortes d’actifs – même privés et décotés – depuis la pandémie. Il n’y aurait qu’un – petit – pas à faire pour enclencher la monétisation pure et dure (achat de Treasuries à l’émission). Dans le «politiquement correct», le Trésor US pourrait émettre des obligations (perpétuelles?) pour la reconstruction et le climat, qui seraient achetées par la Fed. Ou sinon, au cours des prochains semestres, l’administration Biden pourrait remplacer les membres sortants de la Fed par des apôtres du MMT, etc. Ainsi on éviterait le YCC (Yield Curve Control) qui avait en son temps traumatisé les marchés et formellement inféodé la Fed.
Plus simplement, la Fed pourrait arbitrer son portefeuille d’obligations: la fameuse opération twist. Plus indolore encore, la Fed pourrait imiter la Banque du Japon (BoJ) et pousser le marché obligataire américain à la soumission totale? L’idée serait de submerger les justiciers obligataires en… augmentant le rythme des achats de Treasuries. Une sorte de QE infinity. N’est-ce pas, d’ailleurs, un peu ce que la Fed a fait ces derniers temps? Selon Fidelity, «la Fed a acheté 39% des émissions brutes de dette du Trésor américain depuis 2019, et sur une base de 12 mois glissants, elle rachète 21% de l’offre brute et 37% de l’offre nette. La Fed n’est pas tout à fait au niveau du Japon (50 %), mais elle s’en approche.»
Cette hypothèse expliquerait les rendements obligataires réels, profondément négatifs, qui cadrent mal avec les perspectives de croissance et d’inflation.
Est-ce que, in fine, les investisseurs obligataires américains ne seraient pas en train de «sniffer» un changement radical de doctrine monétaire aux Etats-Unis?
En conclusion
- La majorité des investisseurs semble, a priori, attendre le tapering.
- Mais le niveau très déprimé des taux réels porte un autre message.
- Un changement de doctrine monétaire n’est pas inconcevable dans les 12 à 18 mois. Il permettrait au camp Démocrate de poursuivre ses réformes, voire d’augmenter ses chances de réélection.
- Il serait favorable aux actifs risqués et réels. Il provoquerait par contre un décrochage du USD et une plus grande volatilité obligataire (dans un premier temps).
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