Quand les marchés disent non. Et que ça commence à faire peur. Mais qu’on préfère quand même garder la tête dans le sable.
Il y a des fois, dans la vie d’un investisseur ou d’un trader, on voit arriver les problèmes de très très loin. Pourtant, plus ils arrivent vite, moins on veut y croire. Des fois on doit vraiment se les prendre en pleine figure pour admettre qu’ils sont réels. Et depuis quelques temps, si vous écoutez bien, on entend quelques bruissements et quelques doutes qui laissent à penser qu’il y a une nouvelle crise potentielle qui arrive au galop le soir, au soleil couchant. Cette semaine, ce ne sont pas les actions, les cryptos ou les taux courts qui ont parlé. Non. Ce sont les obligations longues. Et pas en murmurant un discret petit caché derrière le revers de sa main pour ne pas déranger. NON ! C’était plutôt en criant dans un porte-voix en mode “réveillez-vous, bande de naïfs !”
Et vous savez ce qui est le plus inquiétant dans tout ça ?
C’est que les créanciers qui commencent à douter.
Un double effet kiss-cool
Tout a commencé mardi au Japon.
Le gouvernement a voulu vendre ses traditionnelles obligations à 20 ans, comme d’habitude, avec l’idée que “les Japonais achètent toujours, ils ne disent jamais non et vu que les Japonais détiennent 95% de la dette du pays, ça ne pouvait que bien se passer”.
Sauf que là… ils ont dit non. Ou en tout cas, “pas à ce prix-là”.
Résultat : enchère foireuse, ratio de couverture au tapis, taux qui s’envolent et Le Premier ministre japonais Shigeru Ishiba qui explique que la situation financière du Japon est pire que celle de la Grèce – on se croirait presque revenus en 2011…
Le 30 ans passe la barre des 3,11%, le 40 ans flirte avec les 3,6% — du jamais vu depuis la fin des années 90. Et la Banque du Japon, qui pensait pouvoir commencer à réduire la voilure de ses achats tranquillement, se retrouve en panique : son marché de la dette est en train de devenir incontrôlable.
C’est quoi le ratio de couverture ?
C’est le rapport entre :
>la demande totale des investisseurs (les montants qu’ils proposent de prêter),
et
>le montant que le Trésor veut emprunter.
La Formule :
Ratio de couverture = Montant total des offres reçues / Montant mis en adjudication
Exemple concret :
Si le Trésor veut lever 10 milliards de dollars, et qu’il reçoit 30 milliards de demandes,
le ratio de couverture est de 3,0.
Ça veut dire que la demande est 3 fois plus élevée que l’offre, donc l’enchère s’est bien passée.
À l’inverse, si le ratio tombe à 1,8 voire 1,5, ça sent le soufflé raté. Les investisseurs ne se battent pas pour acheter la dette, et le Trésor doit souvent proposer des taux plus élevés pour convaincre.
Interprétation en pratique :
• > 2,5 : Forte demande, confiance solide.
• Entre 2,0 et 2,5 : Correct, mais pas l’euphorie.
• < 2,0 : Ça commence à couiner.
• < 1,5 : Le Trésor rame pour placer sa dette.
Mais alors, pourquoi c’est important ?
Parce que c’est un baromètre de la confiance des investisseurs :
• Plus le ratio est élevé, plus les gens sont prêts à prêter à l’État sans sourciller.
• Plus il est bas, plus ils deviennent frileux — et demandent des rendements plus élevés (ce qui coûte plus cher au contribuable, au passage).
Et ça ne s’arrête pas là, puisque le lendemain on a rejoué le même film. Mais cette fois à Washington.
Le Trésor américain a voulu placer 16 milliards de dollars de dette à 20 ans. Résultat ? Un rendement de 5.047%, le plus élevé depuis la résurrection de cette échéance en 2020. Une demande molle. Des taux qui flambent partout. Et les actions qui commencent à paniquer (légèrement)…
Le S&P 500 a lâché 1,6% dans la journée, le 30 ans US passe au-dessus de 5,13%, et l’ambiance devient tendue. Hier, jeudi, le marché a tenté de se refaire en partant de l’hypothèse que si on n’en parlait pas trop, ça allait bien se passer. Sauf que si l’on reste rationnel et qu’on a une mémoire un peu longue que celle d’un poisson rouge, on pourrait tout de même se demander : « Mais jusqu’où ira la patience des créanciers ??? »
Ce que ces deux ventes nous disent est assez simple :
« Les prêteurs n’en peuvent plus. »
Jusqu’à maintenant, les États-Unis, tout comme le Japon pouvaient empiler la dette comme on empile des crêpes : personne ne bronchait, tant que la Banque Centrale était là pour racheter tout ce qui traînait.
Mais aujourd’hui, le marché regarde la facture et commence à faire la moue et ils en ont un tout petit peu marre de financer les excès de certains pays qui vivent au-dessus de leurs moyens et qui dépensent plus que ce qu’ils gagnent.
➡️ Le Japon est endetté à 260% du PIB.
➡️ Les États-Unis flirtent avec les 130%, avec un Congrès qui discute de nouveaux cadeaux fiscaux alors que le déficit annuel dépasse les 2’000 milliards.
Et là où le bât blesse, c’est que les marchés sentent que ces dettes ne sont plus financées avec de la croissance, mais avec de la cavalerie – (La cavalerie, c’est le fait de rembourser une dette avec une nouvelle dette, en enchaînant les emprunts sans jamais vraiment rembourser.)
Petit rappel de mécanique obligataire
Plus une dette est risquée, plus l’investisseur demande un taux élevé.
Normal. Tu veux que je te prête ? Rassure-moi..
Mais si tu es surendetté, que tu veux encore baisser les impôts, et que tu n’as aucun plan pour réduire tes dépenses… je vais te faire payer plus cher. Ou je vais simplement passer mon tour.
Et c’est exactement ce qui se passe.
Le Japon, pourtant champion mondial de l’auto-financement, voit ses propres investisseurs lever le pied.
Les États-Unis, malgré la puissance de leur dollar et la taille colossale de leur marché obligataire, doivent payer 5% sur du 20 ans pour espérer écouler leur papier.
Et encore, c’est souvent grâce aux étrangers que ça passe — comme les Japonais, justement, qui détiennent 1’130 milliards de dette américaine. Si eux commencent à se désengager… on va vite sentir le courant d’air.
Les implications sont plus lourdes qu’on veut bien le croire
Derrière ces chiffres, il y a trois signaux rouges :
1. La confiance dans les signatures souveraines est en train de s’éroder.
On n’accorde plus un blanc-seing à l’oncle Sam ou au Japon.
On veut une prime de risque. Une vraie.
2. Les taux longs explosent.
3. Et quand ils dépassent les 5%, ce n’est pas neutre.
➤ Ça alourdit la charge de la dette publique.
➤ Ça freine le crédit aux entreprises et aux ménages.
➤ Et ça rend les actions bien moins attractives (qui va prendre un risque pour du 7% alors qu’on a 5% sans risque ?).
4. Les banques centrales sont coincées.
➤ Si elles laissent faire, les taux s’envolent, et avec eux la récession.
➤ Si elles reprennent leurs achats, elles relancent l’inflation et tuent leur crédibilité.
Conclusion : ce qui est en train de se passer sur le marché obligataire se passe peut-être de façon “graduelle”… jusqu’à ce que ce soit “soudain”
Une phrase d’Hemingway décrit parfaitement la chose :
« Comment as-tu fait faillite ? » — « Graduellement, puis soudainement. »
C’est exactement ce qu’on vit.
Depuis des années, on empile de la dette.
Depuis des mois, les taux montent doucement.
Et depuis cette semaine… ils grimpent pour de vrai, avec des investisseurs qui disent : NON
La fête de la dette ? Finie.
L’open bar à taux zéro ? Fermé.
Et maintenant, il va falloir apprendre à vivre dans un monde où le capital redevient exigeant, où le risque est réel, et où les États ne peuvent plus faire n’importe quoi sans se prendre faire taper sur les doigts…
Mon conseil, intéressez-vous un peu plus aux taux d’intérêts – c’est peut-être de là que viendra le prochain coup de tonnerre. Ces derniers jours on a eu les deux premiers (coups de tonnerre), mais l’orage est encore à distance, n’oubliez pas de compter combien de secondes il y a entre le tonnerre et l’éclair pour savoir si l’orage se rapproche.
Thomas Veillet
Investir.ch