Un regard croisé sur la conjoncture américaine et ses implications pour les taux, l’inflation, le dollar, et l’or, selon deux experts de Natixis IM.
Mabrouk Chetouane, responsable de la stratégie de marchés chez Natixis Investment Managers, et Garrett Melson, stratégiste de portefeuille chez Natixis Investment Managers Solutions, confrontent leurs vues sur les perspectives macroéconomiques à mi-parcours de l’année.
Mabrouk Chetouane (MC) : Depuis le début de l’année, de nombreux scénarios ont été avancés concernant l’économie américaine, allant de la récession à l’expansion. Selon vous, où en sommes-nous dans le cycle économique américain ? Avons-nous amorcé un atterrissage en douceur?
Garrett Melson (GM) : Le débat entre atterrissage brutal ou en douceur est désormais clos. Je pense que nous avons connu un atterrissage en douceur. L’inflation reste légèrement au-dessus de la cible, et le discours a quelque peu changé compte tenu du nouveau contexte commercial. Mais l’inflation est désormais suffisamment proche de l’objectif, et le marché du travail ainsi que la croissance tiennent bon – ce qui correspond, en pratique, à un atterrissage en douceur. À mes yeux, la véritable question est désormais: quelle est la suite?
En surface, nous sommes à peu près revenus au point de départ de l’année. Et, même si les droits de douane ont été significativement allégés, ils devraient s’établir à un niveau plus élevé que celui de début d’année. Ce n’est pas un frein suffisant pour plonger les États-Unis en récession, mais cela constitue un vent contraire supplémentaire, révélateur selon nous d’un phénomène plus profond: l’économie américaine continue de ralentir en arrière-plan.
Je pense que le véritable risque pour l’économie, actuellement, ne réside pas tant dans des chocs externes, ni même dans les droits de douane ou le commerce, mais plutôt dans le fait que la Fed reste en retrait, préoccupée par les risques inflationnistes liés aux tarifs. Elle maintient donc les taux inchangés, tandis que l’économie nominale continue de se refroidir. Cela équivaut à un resserrement monétaire passif, qui pourrait vraiment accentuer le processus de ralentissement déjà en cours.
La bonne nouvelle, c’est qu’il existe une solution assez simple au malaise économique actuel. Quelques segments sensibles aux taux d’intérêt, à savoir l’immobilier et, dans une moindre mesure, les dépenses d’investissement hors résidentiel, montrent les effets des taux élevés. Il ne faudrait pas grand-chose en termes d’assouplissement pour relancer l’activité dans ces domaines.
Mais selon moi, le grand sujet, c’est que de larges pans de l’économie américaine sont en état de stagnation. Le marché du travail continue de se détendre. Le marché immobilier est lui aussi à l’arrêt. Si les données sur la construction continuent d’afficher une certaine faiblesse – ce que nous anticipons – alors le seul pilier restant est la consommation.
Et là, selon moi, l’enjeu majeur est que le relâchement du marché du travail se traduira par un ralentissement de la croissance des salaires, donc une consommation plus faible, et au final, une croissance nominale en baisse. C’est le principal risque que nous identifions pour les trimestres à venir.
MC : Quelles sont vos réflexions sur la politique monétaire aux États-Unis? Le président de la Fed, Jay Powell, a récemment déclaré, lors de la dernière réunion du FOMC, que le niveau actuel des taux d’intérêt et de la politique monétaire était «légèrement restrictif». Compte tenu de ce que vous venez de dire, pensez-vous que la Fed est en retard ou qu’il n’y a pas d’urgence à baisser les taux pour l’instant?
GM : Je pense que la Fed choisit en quelque sorte délibérément de se mettre en retard. Cela s’explique en partie, selon moi, par une lecture un peu erronée de la dynamique du marché du travail. Powell répète que le marché du travail reste solide, ce qui est vrai si l’on se limite aux chiffres globaux. Mais si l’on creuse un peu, on voit apparaître plusieurs signaux d’alerte, différents de ceux de l’an passé.
Le taux de chômage a augmenté, en données non arrondies, au cours des quatre derniers mois, pour un total d’environ 25 points de base. Il s’agit donc d’une hausse régulière, même si elle est lente, et la Fed a clairement indiqué qu’elle se concentrait actuellement davantage sur la stabilité des prix. Il règne toujours une grande incertitude sur les deux volets de son double mandat.
Mais pour l’instant, la Fed est passée en mode de dépendance aux prévisions, estimant que les droits de douane présentent un risque inflationniste à la hausse – ce que nous pensons aussi. Toutefois, nous considérons que le principal risque réside dans la croissance, l’autre moitié du mandat. Si ces hausses de prix, qui sont en fait une forme de hausse d’impôt sur la consommation via les tarifs, interviennent alors que les revenus nominaux ralentissent, cela conduit à une destruction de la demande, et non à une spirale inflationniste durable. C’est notre lecture principale. Powell lui-même a reconnu que, sans le risque tarifaire, des baisses de taux auraient probablement déjà eu lieu.
Cela implique que, si la Fed ne baisse pas ses taux maintenant et que la croissance ralentit davantage, elle devra couper encore plus par la suite. De notre point de vue, les segments sensibles aux taux d’intérêt ne fonctionnent tout simplement pas dans les conditions actuelles, et la Fed attend encore une plus grande clarté, ce qui pourrait prendre du temps. Et entre-temps, on pourrait observer un net refroidissement du marché de l’emploi, ce qui exigerait des baisses de taux plus importantes que ce que la Fed anticipe actuellement et plus importantes que ce que le marché prévoit.
MC : Les projections médianes du FOMC tablent sur deux baisses supplémentaires des taux, et le marché semble s’aligner sur ce scénario. Pensez-vous qu’une baisse plus marquée, de 50 points de base en septembre par exemple comme l’an dernier, soit envisageable?
GM : Nous anticipons environ deux baisses d’ici la fin de l’année. Cela nous paraît un scénario de prix raisonnable. Je dirais qu’il y a une probabilité marginale d’une baisse supplémentaire. Donc, peut-être atteindrons-nous 75 points de base. Ce n’est pas notre scénario central, mais cela illustre bien le risque actuel : à mesure que l’économie et le marché du travail continuent de ralentir et que la Fed reste passive, la probabilité qu’elle doive baisser davantage les taux augmente. Tout dépendra de l’ampleur et de la rapidité de ce refroidissement.
MC : Ces incertitudes macroéconomiques, alimentées par la montée de la dette américaine et la politique tarifaire, relancent-elles le débat sur le statut refuge des bons du Trésor américain et du dollar?
GM : Nous avons entendu tous les récits autour de la fin de l’exceptionnalisme américain. Nous n’y adhérons pas. L’an dernier, tout le monde s’est rué sur les actifs libellés en dollars, dans l’espoir d’une politique de relance après l’élection de Donald Trump en fin d’année.
La tendance s’est ensuite inversée brutalement, avec une hausse des attentes de croissance en zone euro grâce à l’annonce d’un plan de relance fiscal en Allemagne. Et ensuite, on a observé une baisse des perspectives de croissance aux États-Unis à cause d’un choc auto-infligé par les droits de douane. L’absence de réaction de type «fuite vers la qualité» en faveur du dollar a renforcé l’idée que celui-ci avait perdu son statut de valeur refuge.
Mais il y a une grande différence entre perdre le statut de devise de réserve et subir une simple baisse. Et nous pensons qu’il s’agit bien plus du second cas que du premier. Le dollar reste profondément enraciné dans le commerce et la finance mondiaux. Trouver une alternative crédible prendra du temps. Cette idée est donc exagérée. Je ne serais pas surpris de voir le dollar se stabiliser et les bons du Trésor américain regagner du terrain.
MC : Si je vous suis bien, en tant qu’investisseur basé aux États-Unis, vous n’êtes pas encore prêt à envisager une réallocation significative hors des marchés actions américains au profit des actions européennes?
GM : Il est difficile, en tant qu’investisseur américain, de s’enthousiasmer à l’idée de se positionner fortement sur l’international. Réduire les sous-pondérations historiques vis-à-vis de la zone euro, après plus d’une décennie de sous-performance, c’est une chose. Mais le moteur de la croissance mondiale reste la technologie, et les États-Unis conservent leur position de leader dans ce domaine. Je ne pense pas que cela changera de sitôt.
MC : Selon vous, quelles pourraient être les conséquences à long terme des politiques tarifaires et fiscales de Donald Trump, s’il parvenait à mettre en œuvre l’intégralité de son programme?
GM : Beaucoup s’attardent sur le coût affiché du programme fiscal «One Big Beautiful Bill», qui creuserait la dette américaine de plus de 2 400 milliards de dollars, en pensant que ce chiffre conséquent se traduira par un effet significatif sur la croissance. Mais le principal facteur de ce déficit, c’est le prolongement des baisses d’impôts existantes — autrement dit, le maintien du statu quo, ce qui n’apporte pas d’impulsion supplémentaire à la croissance.
Si on ajoute à cela les coupes prévues dans les aides alimentaires, dans Medicaid, et les recettes issues des droits de douane, on aboutit en réalité à une impulsion budgétaire modeste pour 2026, peut-être de l’ordre de 20, 30 ou 40 points de base — rien de spectaculaire. Sur le long terme, cela devient un frein budgétaire net, et assez marqué si ces politiques restent en place. Ce programme est également très régressif pour les revenus modestes, qui sont pourtant les principaux contributeurs à la croissance marginale, et globalement négatif du point de vue de l’impulsion budgétaire.
Si l’on considère aussi la politique migratoire, son maintien risque d’aboutir à une croissance démographique et une expansion de la population active plus lentes, qui sont deux moteurs fondamentaux de la croissance économique. Nous n’avons pas encore évoqué la déréglementation, qui risque d’occuper une place plus importante dans le débat cet été. Michelle Bowman, récemment confirmée comme vice-présidente à la supervision au sein de la Fed, a présenté son plan de déréglementation pour le secteur bancaire, ce qui pourrait être bénéfique à court terme pour les services financiers. Mais si la croissance ralentit, peu importe que l’accès au crédit soit facilité: la demande de crédit sera probablement plus faible. Par conséquent, cette déréglementation pourrait ne pas générer l’élan espéré.
MC : La déréglementation pourrait soutenir la croissance américaine à court terme. Mais l’histoire se répète : chaque cycle de déréglementation finit mal à long terme. La crise des banques régionales qui a touché les États-Unis en mars 2023 en est un bon exemple. Y a-t-il d’autres sujets que nous n’avons pas abordés?
GM : Nous avons assisté à un fort rebond depuis les points bas d’avril. Le sentiment s’est nettement amélioré. Les flux sont de retour. Les prises de risque également. Nous avons dépassé les niveaux d’avant le «Liberation Day» et nous sommes à portée des sommets historiques — tout cela dans un contexte où la croissance ralentit, le marché du travail se détend, et où la Fed contribue à ce refroidissement, du moins à court terme.
Je pense que nous risquons un choc de croissance — semblable à celui de l’été dernier, où les marchés affichaient leur optimisme et ignoraient les risques baissiers, jusqu’à ce que des données plus faibles les forcent à en tenir compte. Ce genre de données molles peut déclencher une réévaluation du scénario macroéconomique par les marchés, qui réagiront en conséquence.
Il est donc tout à fait possible, en avançant dans l’été, voire à la fin de la saison estivale, que les fondamentaux économiques justifient un « choc de croissance ». Mais pour nous, ce serait une opportunité d’entrée intéressante pour se repositionner sur la croissance et les segments cycliques à bêta élevé.
MC : Pensez-vous que la politique commerciale puisse provoquer la flambée inflationniste tant redoutée?
GM : Les droits de douane posent évidemment des risques sur certains biens spécifiques de base. Mais je pense que l’on perd de vue l’essentiel : les forces désinflationnistes sont toujours à l’œuvre. Certains chiffres de l’inflation ont été encourageants cette année. Le mois de mai pourrait bien marquer le troisième mois consécutif où l’inflation des dépenses de consommation personnelle (PCE) s’établit sous l’objectif en rythme annualisé.
Beaucoup se focalisent trop sur les effets inflationnistes potentiels des droits de douane, et pas assez sur la dynamique désinflationniste du logement, qui va continuer à se déployer tout au long de l’année. Les services liés au logement représentent plus de 40% du panier de l’indice CPI (indice des prix à la consommation), et environ 17 à 18% de celui du Core PCE.
C’est donc un facteur très puissant, et c’est même l’un des rares encore responsables du dépassement de l’objectif de la Fed. Si cette tendance se poursuit, elle peut compenser une partie des pressions inflationnistes qui pourraient émerger dans les biens de base.
Il faut aussi rappeler que les droits de douane augmentent les coûts, mais pas forcément les prix. Tout dépend de la manière dont les entreprises gèrent ces hausses de coûts. Certaines les répercuteront intégralement sur les consommateurs, mais d’autres préféreront rogner leurs marges pour protéger leurs parts de marché.
Par ailleurs, les droits de douane sont appliqués au coût d’importation, et non au prix de vente final. Ce coût d’importation représente en moyenne 40% du prix final facturé aux consommateurs. Il ne s’agit donc pas d’un transfert intégral: une hausse de 10% des tarifs ne se traduit pas par une hausse de 10% des prix. Les effets tarifaires seront donc plus limités que ce que beaucoup anticipent.
MC : Nous assistons à une forte hausse des prix de l’or, dans un contexte de tensions géopolitiques. En achetant plus d’or, les banques centrales cherchent à diversifier et à sécuriser leurs réserves de change. Quel est votre point de vue à ce sujet?
GM : Si l’on observe l’évolution des cours de l’or, la tendance est à la hausse continue depuis plusieurs années. Sur un an, le graphique montre une trajectoire linéaire, ascendante. La demande des banques centrales a été un moteur important, tout comme l’incertitude liée à la politique commerciale américaine. Depuis le début du conflit en Ukraine, les corrélations entre l’or et les taux réels se sont complètement disloquées.
Il ne faut pas une réallocation massive hors des bons du Trésor vers l’or pour avoir un impact notable sur le prix. On continuera probablement à observer une réallocation marginale de la part des banques centrales et des gestionnaires de réserves, tant que les risques de sanctions persistent. Les tensions commerciales et l’incertitude continuent également de soutenir la demande d’or. Cela dit, comme je le disais, le thème de la «mort de l’exceptionnalisme américain» est exagéré. L’idée que les Treasuries ne sont plus des valeurs refuges n’est pas fondée.
MC : Selon moi, la résurgence de la volatilité macroéconomique ces dernières années peut en partie expliquer cette hausse de l’or. Dans un monde confronté à un nombre croissant de chocs endogènes et exogènes, et privé de cap clair, peut-on encore considérer l’or comme un actif refuge au même titre que les bons du Trésor?
GM : L’or est un actif refuge… jusqu’à ce qu’il ne le soit plus. Il y a clairement des périodes où il se comporte comme un actif risqué. Donc, si vous cherchez une diversification fiable, l’or peut servir de couverture contre une volatilité macro élevée. Mais cela fonctionne… jusqu’au moment où ça ne fonctionne plus. Et là, cela peut devenir douloureux.
Achevé de rédiger en Juin 2024.
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