La plus grosse surprise de l'année 2017 est venue des prévisions sans cesse erronées s'agissant non seulement des rendements obligataires, mais aussi de l'inflation. John Pattullo, co-responsable de la gestion obligataire stratégique, évoque les raisons sous-jacentes pour lesquelles nombre de relations, hypothèses et modèles économiques traditionnels ne semblent pas perdurer dans le monde relativement dystopique dans lequel nous vivons.

John Pattullo, co-responsable gestion obligataire stratégique

Pourquoi ? Parce que bon nombre de ces relations, hypothèses et modèles traditionnels ne semblent pas perdurer dans le monde relativement dystopique dans lequel nous vivons. Les principales banques centrales du monde paraissent elles-mêmes être en proie à une crise de confiance ; leurs modèles ne semblent en effet plus fonctionner. Janet Yellen, la présidente de la Réserve fédérale américaine (Fed), a reconnu que le faible niveau de l’inflation était une véritable énigme. Cela fait désormais plusieurs années qu’elle qualifie la faiblesse de l’inflation de phénomène passager ! Les mesures d’assouplissement quantitatif ont fait tourner la planche à billet à hauteur de 12.000 milliards USD, et l’inflation devrait donc avoir fait son apparition à l’heure qu’il est. Ceci étant dit, il est vrai que l’inflation, dans un cycle normal, augmente tard dans le cycle et coïncide généralement avec un relèvement des taux d’intérêt, un resserrement du marché du travail, une hausse des cours du pétrole et un aplatissement des courbes de rendement.

Comme l’ancien gouverneur de la Fed, Daniel Tarullo, l’a déclaré en octobre dernier « … nous ne disposons pas à l’heure actuelle d’une théorie sur la dynamique de l’inflation qui fonctionne suffisamment bien pour être utile dans le cadre de l’exercice de politiques monétaires en temps réel. »

Nous nous sommes employés à expliquer que ce cycle est sensiblement différent. Nous avons écrit de nombreux articles au sujet des trois « P » : perturbation technologique (amazonisation), population vieillissante1 (Harry Dent), et piège de la dette2 (Richard Koo). Ils se recoupent tous et rejoignent le point de vue désormais consensuel exprimé par Larry Summers dans sa thèse sur la stagnation séculaire3. Nous voyons difficilement comment les économies pourront atteindre la « vitesse de libération ». Ces six dernières années, les États-Unis ont tant bien que mal enregistré une croissance économique de 2%. Nous reconnaissons qu’elle pourrait s’approcher de 3% cette année, mais il pourrait s’agir d’une exception, et non d’une règle.

La bonne nouvelle est que l’économie mondiale connaît une reprise cyclique, poussée par l’élan du crédit en Chine, la faiblesse du dollar/le financement bon marché des marchés émergents, la reprise des dépenses d’investissement dans l’énergie et l’assouplissement des conditions financières à l’échelle internationale. Attention toutefois à ne pas confondre cette reprise cyclique avec les raisons structurelles à long terme entravant la croissance et l’inflation. Il semble néanmoins que le moment soit approprié pour qui voudrait parler d’envolée structurelle de l’inflation (et des perspectives d’inflation) : croissance raisonnable ; marché du travail renforcé ; cours du pétrole élevé ; solidité du marché actions ; et confiance des sociétés et des consommateurs !

Le temps est venu de jeter les anciens livres d’économie

Nous avons rencontré un succès considérable lorsque nous avons abandonné l’économie traditionnelle pour centrer nos réflexions sur l’expérience japonaise afin de déterminer les perspectives macroéconomiques. Nous avons donc affiché une duration longue (sensibilité aux taux d’intérêt) durant la majeure partie des cinq dernières années, allant complètement à l’encontre du point de vue consensuel. Une grande part de notre base de clients conservent une position extrêmement courte en duration et sur les obligations en général et, sereins, affichent plutôt une surpondération des actifs alternatifs illiquides. Il est malheureusement probable qu’ils travaillent à partir des mêmes livres économiques que ceux que nous utilisions par le passé !Nous avons déjà abordé la rupture de la courbe de Phillips (Broken curves: are misguided inflation measures leading to policy mistakes?).L’absence de croissance des salaires semble être un phénomène mondial. Il est tout d’abord nécessaire d’expliquer le modèle conventionnel, quoique potentiellement défectueux, avant de vous présenter notre point de vue sur l’économie moderne.

Le modèle stylisé est basé sur une économie fabriquant un produit, dans une usine, avec une main d’œuvre homogène (réaliste me direz-vous). Si l’on suppose que l’économie est en surchauffe, le propriétaire de l’usine doit verser un salaire plus élevé aux travailleurs pour accroître la production (par exemple, ajouter des postes de travail ou faire des heures supplémentaires). Les coûts salariaux ayant augmenté (c.-à-d. les coûts des intrants), il transfère donc ces coûts à ses clients en relevant son prix de vente ; ainsi, l’inflation du prix des biens s’accroît. Les travailleurs, voyant cela, demandent une augmentation de leur salaire et vous voilà ainsi confrontés à une spirale biens/salaires. Bonjour, années 1970 ?

Légère confusion sur les marchés

Vivons-nous dans ce monde ? Non ! Nous avons toutefois pu constater une certaine augmentation des salaires dans le bas de l’échelle aux États-Unis et au Royaume-Uni, principalement en raison de l’inflation du salaire minimum, ainsi que dans le haut de l’échelle, comme chez les programmeurs de Google. Plusieurs États et industries font également état de pressions sur les salaires. Mais l’élément principal est qu’il n’existe pour ainsi dire aucun élément prouvant que la hausse du prix des intrants se fait ressentir sur le chiffre d’affaires (les prix de vente qui contribuent aux revenus de vente d’une société, la première ligne du compte de résultat). En effet, il est extrêmement difficile, dans ce monde transparent débordant de capacités, d’accroître les prix et de s’en tirer comme si de rien était ! Bien entendu, cela est arrivé dans quelques industries, mais ce ne sont selon nous que des cas isolés sans aucune répercussion importante. Une fois de plus, il est important de ne pas confondre reprise cyclique et envolée structurelle de l’inflation et de la croissance. L’ampleur de ce cycle est bien moins importante et bien plus longue que celle des cycles antérieurs, comme nous l’avons indiqué dans les articles récemment publiés.

Un exemple…

Un bon exemple de ce manque de transfert de la hausse des coûts salariaux est Whitbread, le groupe de loisirs qui détient Costa Coffee. Le barista obtient désormais un salaire plus raisonnable grâce à la loi sur le salaire minimum. Whitbread a réagi à cette législation par un programme de réduction des coûts de 150 millions GBP visant à absorber ces frais supplémentaires (ainsi que les coûts accrus liés à l’importation du café dans le sillage de la dépréciation de la livre sterling après le vote sur le Brexit).

Là encore, certains clients confondent l’inflation importée, que nous considérons purement et simplement comme un coût ou un impôt, et l’excédent d’inflation par la demande. Ceci est plus que jamais d’actualité dans le débat sur l’inflation, une partie de l’inflation se trouvant dans les coûts « non discrétionnaires », tels que le secteur des soins de santé et du logement. L’annonce récente par Walmart qu’il augmentait son salaire de départ à 11 USD de l’heure s’inscrit dans l’actualité. Il semble que le géant américain du commerce de détail ait partagé les gains exceptionnels liés aux réformes de l’impôt sur les sociétés avec ses employés. Les coûts salariaux augmenteront, mais cela conduira-t-il Walmart à augmenter les prix ? Je ne pense pas ! Le lendemain, Walmart a annoncé qu’il supprimait des milliers de places de gérants de magasins et ajoutait de nouveaux postes moins bien payés ! La société a également annoncé qu’elle allait fermer 63 magasins Sam’s Club (environ 10%), entraînant des milliers de pertes d’emplois. 12 d’entre eux seront convertis en centres d’exécution pour le commerce en ligne – ils augmentent leurs dépenses technologiques pour concurrencer Amazon !

La nature du travail évolue

Nous avons lu de nombreux documents au sujet de l’érosion des revenus faibles et intermédiaires – il est difficile de réclamer ou de trouver une réelle hausse de salaire. Le travail est désormais plus divisible, transparent et flexible. L’administration Trump a, au départ, beaucoup parlé d’un impôt sur les robots. Ils parlent désormais d’un allégement fiscal sur les déductions pour amortissement afin de remplacer la main d’œuvre par du capital. Nous estimons que la robotique et l’intelligence artificielle sont extrêmement déflationnistes. À prendre en compte également le travail à temps partiel, les contrats zéro heure et l’absence de pouvoir chez les syndicats. Nous avons donc vraisemblablement une sous-classe d’employés en situation de précariaté, par exemple un chauffeur Uber payé à l’heure !

La trompeuse inflation globale

Comme toujours, la réaction de la Fed face à tout cela est déterminante. Elle a augmenté les taux d’intérêt cinq fois avec une inflation inférieure à l’objectif. Nous pouvons donc nous demander si la banque est plus préoccupée par la souplesse des conditions financières et une éventuelle inflation des salaires que par l’inflation cible des dépenses personnelles de consommation. Elle vise également d’autres types d’inflation de base comme l’indice des prix à la consommation et l’indice des prix à la production. Nous devons, là aussi, faire preuve d’une extrême vigilance : l’inflation sous-jacente n’a guère évolué depuis bien longtemps. Sont donc exclus les éléments volatils tels que la nourriture et l’énergie.

Certains gérants actions sont surexcités lorsque la hausse du cours du pétrole entraîne une progression de l’inflation globale, alors que certains gérants de la communauté obligataire sont particulièrement enthousiastes lorsque la chute du cours du pétrole entraîne une baisse considérable de l’inflation globale. Même l’indice de base des prix à la consommation présente quelques anomalies – la plus importante étant un coût implicite des loyers dans le secteur du logement ; à des niveaux élevés récemment, la tendance devrait repartir à la baisse. Le prix des voitures d’occasion suite à l’ouragan et la déflation agressive du prix des téléphones portables peuvent conduire à une fluctuation de ces taux. Une fois encore, nous ne nous attendons pas à une envolée structurelle de l’inflation sous-jacente ! L’inflation sous-jacente dans les pays du G7 est restée proche de 2% depuis de nombreuses années (voir graphique ci-dessous).

 

Source: Janus Henderson Investors, au 31 décembre 2017

Un instant Trichet ?

Certains observateurs avancent que la solidité de l’économie mondiale a offert aux autres banques centrales la « couverture nuageuse » commune nécessaire à une hausse des taux. Les banques centrales semblent, après la réunion Sintra BIS, vouloir mettre l’accent sur les conditions financières, et ce à juste titre. Il ne s’agit donc pas tant du fait que nous nous préoccupions du retour de l’inflation. Ce sont plutôt les individus et les marchés qui sont susceptibles de s’en inquiéter. Les réformes fiscales et les éventuelles dépenses d’infrastructure de Trump semblent inopportunes en raison de la position dans le cycle (ne serait-il pas plus approprié de conserver sa puissance de feu pour les moments difficiles ?). Cette situation, associée à une certaine hausse des salaires (pas nécessairement transférée à l’indice des prix à la consommation), donnera à la Fed l’opportunité et les raisons nécessaires à une hausse des taux. Le problème est le ciblage étroit de l’inflation en lieu et place d’une définition plus globale des conditions financières et de l’inflation du cours des actifs. La Fed pourrait donc continuer à augmenter ses taux avec une inflation conventionnelle inférieure à l’objectif ; cela n’est-il pas extraordinaire !? Nous nous rappelons de la décision de M. Trichet (alors président de la Banque centrale européenne), plutôt célèbre mais peu judicieuse, d’augmenter les taux par deux fois en 2011, alors que le taux de change EUR/USD était à 1,4 et le cours du pétrole à 110 USD. Il est évident que le cycle de l’énergie évolue de façon différente, mais il s’agit tout de même d’une erreur de politique légendaire.

Vous attendez que le chien aboie ?

Les marchés à risque enregistrent, à tort ou à raison, une amélioration considérable et inattendue. Les conditions financières restent extrêmement accommodantes, le cours du pétrole est élevé et nous sommes désormais confrontés à une expansion budgétaire inopportune. Selon nous, le marché intégrera des taux et une croissance plus élevés par rapport aux dernières semaines. Nous nous attendons également à ce que le marché porte son attention sur la hausse de l’inflation des salaires et en conclue qu’elle est transférée à l’inflation des prix à la consommation. Nous n’allons donc pas à l’encontre de cette reprise cyclique plutôt importante. Nous pensons qu’elle se dissipera au cours du deuxième semestre, mais nous devons tout d’abord arriver jusque-là. Nous maintenons une position plus courte que d’habitude en duration ; en effet, nous pensons que les facteurs cycliques feront de l’ombre à leurs homologues structurels à long terme pendant un petit moment. Du point de vue d’un gérant actions : « vivez en période de croissance, mais prenez des vacances lorsque vient le tour des titres value ! » Profitez donc bien des vacances. Malheureusement, elles ne durent jamais bien longtemps ! Ou, pour le dire autrement, il est possible que le chien grogne mais nous ne sommes pas convaincus qu’il aboiera !

1. Demographics Cliff: How to Survive and Prosper During the Great Deflation of 2014-2019
2. The Escape from Balance Sheet Recession and the QE Trap: A Hazardous Road for the World Economy
3. U.S. Economic Prospects: Secular Stagnation, Hysteresis, and the Zero Lower Bound; Lawrence H. Summers; Keynote Address at the NABW Policy Conference, 24 February 2014
4. The precariat: the new dangerous class, Guy Standing

 

 

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