En 20 ans le bilan de la Banque Nationale Suisse (BNS) a été multiplié par 10 et le cap des 1’000 milliards est en passe d’être atteint. Comment ce montant est-il utilisé par la BNS et les autres grandes banques centrales? La BNS se serait-elle pas devenue un immense fonds d’investissement?

Un bilan révolutionné en 20 ans

Bilan de la BNS (milliards CHF)

Le bilan de la BNS atteint au 30 juin 2020 le montant astronomique de 956 milliards de CHF, soit 10 fois sa taille du début des années 2000. La croissance a débuté avec la crise de 2007-2008 mais les injections ont véritablement explosé avec la crise européenne de 2011-2012. Depuis cette date, la croissance a été régulière avant que la crise récente ne vienne accélérer encore la tendance. Au regard de l’économie suisse, le bilan de la BNS représente désormais 135% de la taille du PIB. Ce ratio est largement supérieur à ceux de la BCE et de la FED.

Postes du bilan de la BNS

La BNS voit la taille de son bilan augmenter parce qu’elle cherche à limiter la hausse du CHF, car un CHF fort pénalise l’industrie d’exportation helvétique. Elle le fait par le biais des taux négatifs, censés décourager les étrangers d’acheter du CHF, mais également en intervenant sur le marché des changes. Pratiquement, la BNS crée des CHF pour les vendre immédiatement contre des devises étrangères. Dès lors, les placements en devises représentent 90% du bilan (863 milliards au 30 juin). L’or, malgré la forte réduction sur les derniers 20 ans, représente encore 6% du bilan.

Les placements en devises de la BNS

Allocation monétaire

La répartition monétaire des placements en devises a évolué au cours du temps. Alors que l’USD représentait avant l’introduction de l’EUR près de 80% de ces montants, la monnaie européenne a progressivement pris une place plus importante pour la banque centrale suisse. Pendant la crise de la dette européenne, l’EUR a pesé jusqu’à 70% du total de cette catégorie. Aujourd’hui le bilan est plus équilibré. Compte tenu de l’augmentation de la taille du bilan, cela implique que la BNS achète dans des proportions stables les principales devises étrangères, soit USD, EUR, JPY, GBP et CAD.

Allocation des placements en devises

Pour éviter d’avoir dans son bilan uniquement des liquidités, la banque nationale place ensuite ces devises (USD, EUR, …) en instruments financiers. Avec un portefeuille de 863 milliards de CHF, la BNS est sans conteste le premier investisseur du pays. Pour rappel la prévoyance professionnelle suisse dans son ensemble atteint les 1’000 milliards d’actifs répartis entre 1’500 institutions.

Les placements en devises sont investis pour 70% (605 milliards) en obligations d’États, pour 10% (85 milliards) en obligations d’entreprises et pour 20% (170 milliards) en actions.

Structure des placements obligataires

Les placements obligataires sont à 60% investis dans des débiteurs de grande qualité, soit AAA. La BNS ne donne pas de détail mais les pays AAA sont peu nombreux. Il y a fort à parier que les principales positions sont donc des obligations de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Finlande, du Luxembourg, des Pays-Bas, du Canada ou des Etats-Unis. Seul 4% des actifs obligataires sont notés en dessous de A.

Comme chaque investisseur obligataire, la BNS est attentive à la duration moyenne de son portefeuille, soit à la durée moyenne des dettes qu’elle a achetées. Cette duration atteint 4.7 années, en hausse d’une année sur la dernière décennie. Cette duration est plus courte que les indices obligataires mondiaux qui affichent des durations de l’ordre de 7 à 8 ans.

Duration du portefeuille obligataire

Un portefeuille actions de 170 milliards

Le poids des actions a doublé en 10 ans dans le bilan de notre banque nationale faisant là aussi de la BNS un acteur majeur de ce marché.
La problématique est que pour cette classe d’actifs il n’est pas possible d’agir comme pour les obligations en achetant majoritairement des titres garantis par des Etats. Il s’agit ici uniquement d’entreprises. Pour justifier ses choix, la BNS communique comme suit sa stratégie sur son site internet 1:

«Dans son portefeuille d’actions, la Banque nationale reproduit la composition de larges indices. Autrement dit, elle ne procède pas à une sélection positive ou négative des actions, mais son portefeuille est la reproduction de l’intégralité du marché boursier international. La Banque nationale se considère comme un investisseur purement financier, c’est-à-dire qu’elle ne prend délibérément aucune participation stratégique dans des entreprises. La politique de placement est de la sorte à l’abri des considérations d’ordre politique, et son influence sur les différents marchés est réduite au minimum.

La Banque nationale déroge dans certains cas au principe de couverture intégrale du marché. Ainsi, afin d’éviter tout conflit d’intérêts, elle renonce à acquérir des actions de banques […]. Elle s’abstient par ailleurs d’acheter des actions d’entreprises qui violent massivement des droits humains fondamentaux, qui causent de manière systématique de graves dommages à l’environnement ou qui sont impliquées dans la fabrication d’armes condamnées sur le plan international. […].»

Il est intéressant de noter que la BNS se considère elle-même comme un investisseur purement financier tout en refusant de créer un fonds souverain lorsque des parlementaires l’interrogent sur cette possibilité.

Portefeuille actions de la BNS

Ainsi la BNS utilise une stratégie dite passive pour ses investissements en actions. Elle va acheter les plus gros titres du marché. Il est dès lors aisé de faire une projection de son portefeuille actions en reprenant la composition de l’indice mondial MSCI World2.

La première position mondiale est actuellement Apple. Pour satisfaire à sa stratégie, la BNS a ainsi dû investir plus de 7 milliards de CHF dans le titre. Ceci fait de la BNS le 27ème actionnaire de la société américaine, mais le premier actionnaire individuel. Les actionnaires plus importants sont des banques pour le compte de leurs clients. La BNS représente 0.40% de l’actionnariat total d’Apple. Notre banque nationale a donc investi des milliards dans les plus grandes sociétés au monde : Microsoft, Amazon, Facebook, … Plus le bilan de la BNS montera, plus elle achètera ces titres. Pour tous ces titres la BNS représente aujourd’hui environ 0.4% de leur actionnariat. La banque centrale suisse n’est donc pas un acheteur anodin sur les marchés mondiaux.

Une stratégie inverse de la FED

Depuis 10 ans l’ensemble des banques centrales crée de la monnaie afin de faire face aux différentes crises (bancaire, européenne puis COVID-19). Tous les bilans des banques centrales ont explosé en mars 2020. Néanmoins l’utilisation de cet argent est très différente d’une banque centrale à l’autre. Ainsi la BCE et la FED ont une utilisation des fonds créés diamétralement opposée à celle de la BNS. La FED a utilisé 93.5% de son bilan pour acheter des titres dans sa propre monnaie et implicitement soutenir l’économie et baisser les taux. C’est ce que fait également la BCE avec 79.2% de son bilan. On comprend dès lors mieux le comportement des marchés financiers quand de tels acteurs interviennent, tant sur les marchés obligataires que pour les marchés actions.

Comparaison des bilans

Alors que la FED et la BCE soutiennent les actifs locaux par leurs achats, la BNS soutient les actifs étrangers pour dévaloriser sa monnaie. La FED et la BCE en créant de l’USD et de l’EUR font baisser la valeur de leur monnaie respective par rapport à l’extérieur, notamment par rapport au CHF. Pour limiter la hausse du CHF, la BNS est alors prise au piège de sa propre politique et doit créer proportionnellement (par rapport au PIB) beaucoup plus que ses homologues pour obtenir l’effet escompté en vendant des CHF puis en achetant les mêmes actifs (étrangers) que la BCE et que la FED.

A noter que si la BNS appliquait la même politique que la FED en achetant des titres suisses, son ratio d’emprise sur le SMI serait de l’ordre de 55%. Compte tenu de la taille de la BNS il parait difficile d’engager une politique d’une telle ampleur.

La BNS se distingue également par sa position en or, représentant 5.9% de son actif, contre 4.8% pour la BCE et 0.2% seulement pour la FED.

La BNS est un fonds d’investissement

La BNS va atteindre rapidement un bilan de 1’000 milliards de CHF. Compte tenu de sa stratégie, ce montant fait de la BNS un véritable fonds d’investissement, «prisonnier» des stratégies mises en place par la FED et la BCE.

Quelles sont les limites? Difficile à imaginer puisque la BNS peut créer indéfiniment de la monnaie. Et inverser sa politique serait contre-productif puisqu’elle ferait monter la valeur du CHF.

Si la BNS mettait en place une politique équivalente à ses homologues américains et européens en créant des CHF et en les laissant dans sa devise nationale, elle pourrait limiter la hausse du CHF, tout en investissant dans l’économie nationale. L’inconvénient majeur de cette stratégie serait la création potentielle d’inflation. La BNS n’agit pas ainsi actuellement, afin de respecter le mandat donné par la Confédération, qui fournit un seul objectif: maintenir un niveau d’inflation faible.

 

Source : BNS, FED, BCE, XO Investments SA


1. https://www.snb.ch/fr/iabout/assets/id/qas_assets_1#t24
2. Une analyse plus fine peut être réalisée à travers l’analyse des formulaires 13F où la BNS doit communiquer ses détentions de titres à la SEC chaque trimestre.