L’IA bouleverse tout, mais les «Magnificent 7» conservent-ils leur suprématie face aux défis et aux nouveaux entrants?
L’enthousiasme suscité par le potentiel de l’intelligence artificielle (IA) a largement contribué à la hausse des marchés mondiaux ces dernières années, avec les sept grands mastodontes technologiques américains, surnommés les «Magnificent 7», en tête de file: Amazon, Alphabet (Google), Meta (Facebook), Microsoft, Nvidia, Apple et Tesla. Leur domination a connu un revers en avril, lorsque les investisseurs ont vendu des actions technologiques américaines suite à l’annonce d’un nouveau régime tarifaire aux États-Unis. Toutefois, avec l’atténuation des craintes liées aux tarifs douaniers, le secteur technologique américain est revenu en force. Des questions réapparaissent désormais: ces «Magnificent 7» peuvent-ils justifier leurs valorisations? L’IA peut-elle réellement tenir ses promesses?
Aziz Hamzaogullari est fondateur, directeur des investissements et gestionnaire de portefeuille de l’équipe Loomis Sayles Growth Equity Strategy. Il est investisseur de longue date dans six des «Magnificent 7», à l’exception d’Apple. Dans cet entretien, nous avons demandé à Aziz son avis actuel sur l’IA et s’il parie sur ses positions dans les méga-capitalisations technologiques pour continuer à dépasser les attentes à l’avenir.
Trois des entreprises de votre portefeuille — Microsoft, Amazon et Alphabet — semblent en première ligne pour apporter des fonctionnalités d’IA aux autres. Qu’est-ce qui permet à ces «anciennes» entreprises de rester à la pointe et compétitives aussi longtemps?
Aziz Hamzaogullari : Dans le passé, chaque fois qu’une nouvelle technologie ou disruption apparaît, beaucoup proclament la mort de ces «vieilles» entreprises. Ce qu’on oublie souvent, c’est la puissance qu’elles détiennent grâce à leur capital et à leur capacité d’innovation. Si l’on regarde ces fameux «Magnificent Seven», ils représentent plus de 40% des dépenses totales en R&D parmi les 1’000 plus grandes entreprises américaines. Cela signifie que les sept premiers dépensent 40$ sur 100$ consacrés à la recherche et au développement aux États-Unis, tandis que les 993 autres entreprises se partagent les 60 $ restants.
Ces entreprises investissent une part importante de leur chiffre d’affaires dans l’innovation. Mais le simple montant investi ne garantit pas le succès. Elles disposent aussi d’une base clients immense et comprennent les besoins de leurs clients. Elles investissent ensuite pour répondre à ces besoins, étendent leurs modèles commerciaux et développent des solutions commerciales avant que d’autres sociétés ne puissent le faire. En termes de dépenses d’investissement (capex), les sept entreprises principales représentent 25% du total des capex aux États-Unis. En combinant innovation, investissements, base installée, compréhension technologique et budgets R&D importants, on comprend pourquoi ces firmes continuent de dominer.
Prenez Meta, qui a commencé sous le nom de Facebook. J’ai eu beaucoup de réunions où l’on me disait que famille et amis détestaient Facebook. Pourtant, depuis son introduction en bourse, Meta a élargi sa base d’utilisateurs de 800 millions à plus de 3 milliards, en développant plusieurs produits à succès comme WhatsApp et Reels, chacun comptant plus d’un milliard d’utilisateurs. De même, Alphabet a créé YouTube, la plus grande plateforme mondiale de streaming, aux côtés de Netflix. Si YouTube était une entreprise indépendante, sa valorisation serait énorme.
Amazon était initialement perçu comme un simple site d’e-commerce, un vendeur de livres. Lorsque nous avons investi en 2006, beaucoup d’analyses parlaient de la concurrence des librairies Borders et autres, oubliant l’essentiel. Jeff Bezos exprimait dès sa première lettre que leur cible était l’ensemble du marché de la distribution, évalué à 18’000 milliards de dollars à l’époque — aujourd’hui, il vaut entre 28’000 et 30’000 milliards. Par ailleurs, Amazon est passé d’une pure société d’e-commerce à Amazon Web Services (AWS), transformant un centre de coûts en centre de profits, en exploitant ses opérations internes pour fournir des services à des tiers. Aujourd’hui, ils se développent dans la logistique, ce qui a un impact important pour des entreprises comme UPS. Nous avons vendu nos parts dans UPS il y a des années, dès que nous avons réalisé qu’Amazon entrait sur ce terrain. Cette année, UPS supprime environ 20 000 emplois, soit 4% de ses effectifs mondiaux, car Amazon a commencé à livrer ses propres colis, avec un réseau de livraison potentiellement plus grand que FedEx et UPS réunis. De plus, Amazon s’attaque à la publicité, avec un business de 60 milliards de dollars, plus important que de nombreuses sociétés dédiées à ce secteur.
Ces entreprises sont des moteurs d’innovation, et je pense que beaucoup sous-estiment la persistance de leur croissance.
L’émergence de DeepSeek, une nouvelle application chinoise de chatbot IA, a suscité des inquiétudes chez les investisseurs des sociétés liées à l’IA. Vous êtes investisseur dans Nvidia, cette émergence remet-elle en cause votre thèse d’investissement?
Aziz Hamzaogullari : DeepSeek est une innovation chinoise, mais plusieurs questions demeurent. Même si l’on suppose qu’ils sont totalement honnêtes et n’ont pas utilisé de puces plus avancées, cela ne change pas le fait qu’ils résolvent un problème déjà réglé, à moindre coût. L’IA est un domaine très avancé, en constante évolution, et les solutions moins coûteuses sont déjà en train d’émerger.
Plus important encore, il faut suivre l’argent. Les plus gros dépensiers en IA sont nos autres positions, comme Meta, Alphabet et Microsoft. Ce sont des acteurs rationnels qui prennent des décisions réfléchies sur leurs investissements. Ces entreprises vont continuer à investir massivement car elles obtiennent déjà des retours significatifs. Par exemple, en 2022, beaucoup craignaient l’impact de TikTok et du contenu vidéo court. Pourtant, grâce aux investissements et à l’expertise de Meta en IA, ils ont rencontré un grand succès avec leur fonctionnalité «Reels».
Si l’on revient à l’an 2000, lors de la bulle tech, un fait surprenant fut les gains de productivité liés à ces nouvelles technologies. Alan Greenspan, économiste et ancien président de la Réserve fédérale américaine, commentait souvent à quel point il était difficile pour la Fed de prédire ces évolutions, qui dépassaient régulièrement leurs attentes. Nous croyons que l’IA aura un impact similaire, avec des bénéfices estimés entre 18’000 et 25’000 milliards de dollars pour les entreprises grâce aux gains de productivité. Nous en observons déjà les effets, avant DeepSeek et ChatGPT, avec de nombreuses publications mettant en avant les applications efficaces de l’IA en médecine ou finance.
Cela ne signifie pas que le cours de Nvidia ne peut pas chuter de plus de 20%. Prenez Amazon, que nous détenons depuis 19 ans: son action a chuté de 20% ou plus à 14 reprises pendant cette période. Ces fluctuations ne font pas d’Amazon une mauvaise société, mais reflètent les réactions du marché aux différentes perturbations. Seuls 57 gestionnaires, sur environ 9’500, ont détenu Amazon durant ces 19 années, beaucoup vendant leurs actions lors de ces corrections.
Quand on considère Nvidia, il faut prendre du recul et se demander: quelle opportunité cette entreprise adresse-t-elle? Que propose-t-elle? Quelqu’un peut-il reproduire cela? Nous pensons que Nvidia possède des avantages concurrentiels très solides, notamment sa plateforme de programmation CUDA. Nvidia fonctionne davantage comme une société de logiciels que comme un fabricant de puces, avec un réseau de développeurs difficile à reproduire et très en avance sur ses concurrents. Amazon et Google font partie de ses plus gros clients et, bien qu’ils développent aussi des solutions internes, ils continuent d’utiliser la technologie Nvidia car ils en tirent de grands bénéfices.
Meta est une de vos principales positions et reste une action très suivie. Qu’en pensez-vous actuellement?
Aziz Hamzaogullari : Même après toute cette appréciation, Meta reste un investissement attractif. En 2022, c’était la pire performance de notre portefeuille, dans un contexte de forte controverse. Un gros problème fut le changement des réglages de confidentialité par Apple, qui a rendu plus difficile pour Meta de cibler les consommateurs via leurs données. Ce conflit est né parce qu’Apple voulait une part importante des revenus, à quoi Mark Zuckerberg a répond : «Non merci». Meta a préféré absorber une perte de 10 milliards de dollars à court terme et innover pour contourner ce problème, ce qu’ils ont réussi.
Il y avait aussi des inquiétudes sur la transition vers le format vidéo, similaire au passage du desktop au mobile lors de l’introduction en bourse. Notre focus a toujours été sur les avantages compétitifs clés de Meta. Premièrement, ils comptent plus de 3 milliards d’utilisateurs.
Pour se rendre compte de l’ampleur, atteindre autant de consommateurs par un autre moyen est pratiquement impossible. Même avec la télévision ou la publicité extérieure, ce serait prohibitif en coût. De plus, pour les petites entreprises – salles de sport, coachs personnels, coiffeurs, photographes – dépenser quelques centaines de dollars en publicité génère des milliers en chiffre d’affaires. Il n’existe pas d’autre média où les entreprises peuvent toucher efficacement leur cible comme via Meta. Malgré les débats sur les concurrents potentiels, beaucoup oublient l’immense réseau de 3 milliards de consommateurs et des dizaines de millions d’annonceurs qui dépendent de Meta pour générer des revenus.
Sur le plan mondial, environ 2’000 milliards de dollars sont dépensés en publicité, hors Chine, avec la publicité en ligne qui ne représente qu’un quart. Le temps que les consommateurs passent en ligne est bien supérieur à celui passé sur d’autres médias, ce qui montre un important décalage entre temps passé et dollars dépensés.
De plus, la rareté des espaces publicitaires sur les écrans crée un effet d’offre et demande. Quand Meta touche les consommateurs via smartphones, tablettes ou autres écrans, les annonceurs rivalisent pour payer cet espace digital, donnant à Meta un pouvoir de fixation des prix important. Sur la dernière décennie, ce pouvoir a beaucoup contribué à la croissance du chiffre d’affaires.
Par ailleurs, Meta connaît une croissance en volume grâce à l’expansion continue de la publicité en ligne. Nous pensons qu’ils disposent d’avantages compétitifs significatifs et sont bien positionnés pour bénéficier des avancées en IA. En réalité, leurs modèles d’IA sont probablement parmi les plus avancés, même comparés à ChatGPT. Ils ont récemment lancé un nouveau modèle, renforçant encore leur position sur le marché.
En résumé, nous voyons un long parcours pour la croissance rentable de Meta, raison pour laquelle cette action reste un pilier dans notre portefeuille.
Concernant Tesla, quels sont les risques pour la marque et les ventes si Elon Musk continue à aliéner une partie importante des clients potentiels?
Aziz Hamzaogullari : Je suis content que vous posiez cette question. Il y a eu des inquiétudes sur Tesla, notamment sur les risques pour la marque et un possible impact structurel à long terme lié à l’association avec Elon Musk. En période d’anxiété et de controverse, il est difficile d’évaluer la vraie valeur d’une entreprise. Mais je rappelle que, malgré cette correction, Tesla a très bien performé récemment. Au dernier trimestre 2024, elle a progressé de 60 à 80%. Même si l’action baisse cette année, elle reste la meilleure performance sur un an dans notre stratégie Large Cap Growth.
Fondamentalement, nous pensons que Tesla est mieux avec Elon Musk qu’il ne le serait sans lui. Il est la force motrice derrière Tesla, créateur de la marque et de toutes ses innovations, du Model Y au Model S. Même dans un contexte politique différent, sans controverses autour de Musk, les résultats du premier trimestre auraient été similaires car l’entreprise traverse une importante transition avec l’introduction du nouveau Model Y.
Cette transition implique des changements dans leurs usines aux États-Unis, en Europe et en Chine, qui déplacent les lignes de production des anciens modèles vers les nouveaux. Ce n’est pas un problème nouveau, ils en parlent depuis des mois. Certains peuvent choisir de ne pas acheter Tesla à cause d’Elon Musk, mais nous avons vu des cas similaires avec d’autres dirigeants, comme Mark Zuckerberg chez Meta, Bill Gates chez Microsoft ou Larry Ellison chez Oracle. Dans tous ces cas, y compris ici, nous mettons de côté l’émotion pour nous concentrer sur l’argent.
Quand on suit l’argent, on voit que le Model Y a été le véhicule le plus vendu de tous types en 2023 et 2024, avec 1,2 million et 1,1 million d’unités vendues respectivement. Le seul concurrent à cette échelle est BYD, qui propose des véhicules à un prix beaucoup plus bas. Ainsi, bien que Tesla ait vendu environ un quart des unités de BYD, elle capte une part beaucoup plus importante de la valeur en dollars du marché des véhicules électriques.
Ce que nous aimons chez Tesla, c’est que même avec du temps et des capitaux, il serait très difficile de reproduire son modèle. Fabriquer un véhicule électrique est plus une affaire de logiciels que de matériel, ce qui nécessite l’intégration verticale que Tesla a réalisée. L’un des plus grands succès de Tesla est ce processus de fabrication de bout en bout, que les constructeurs traditionnels peinent à reproduire.
Nous avons observé que les constructeurs traditionnels font face à ce que l’on appelle le «dilemme de l’innovateur». Ils rencontrent le même problème que les détaillants classiques quand Amazon est arrivé. Ces constructeurs sont freinés par leurs coûts fixes importants tout en devant rivaliser avec un modèle plus léger. La plupart ont échoué – certains ont fait faillite, d’autres ont perdu beaucoup de parts de marché en tentant de suivre Amazon.
Notre analyse montre que les constructeurs traditionnels accusent un retard. Nous avons suivi leurs plans depuis dix ans, qui ont sans cesse été reportés. Pendant ce temps, Tesla gagne des parts de marché importantes.
Tesla a aussi transformé son modèle de distribution, vendant directement aux consommateurs plutôt que par des concessionnaires. Ils ont développé un logiciel qui constitue un avantage concurrentiel clé, notamment grâce à leurs capacités de conduite autonome (Full Self-Driving, FSD). De plus, Tesla change son modèle économique en traitant ses voitures comme des imprimantes: vendre le matériel tout en générant des revenus récurrents via les abonnements logiciels et les mises à jour. Ce modèle crée d’importants profits à partir d’une base installée croissante.
Même s’il y a un impact possible sur la marque lié aux actions de Musk, nous pensons que Tesla reste un produit supérieur. Les indicateurs de fidélité à la marque montrent qu’il s’agit d’une marque solide capable de se maintenir. Enfin, Elon Musk est une personne intelligente. Tout comme Mark Zuckerberg, qui a ajusté ses stratégies de dépense en réponse à la controverse autour du Metaverse, Musk a un intérêt personnel dans la réussite de Tesla en tant que principal actionnaire individuel. Nous voyons déjà des signes qu’il s’éloigne des initiatives gouvernementales pour se concentrer davantage sur Tesla.
Achevé de rédiger en Juin 2024.
Réservé aux clients professionnels uniquement. Tout investissement comporte des risques, y compris un risque de perte en capital. Le rendement passé n’est pas une garantie de résultats futurs. La remise du présent document et/ou une référence à des valeurs mobilières, des secteurs ou des marchés spécifiques dans le présent document ne constitue en aucun cas un conseil en investissement, une recommandation ou une sollicitation d’achat ou de vente de valeurs mobilières, ou une offre de services. Les investisseurs doivent examiner attentivement les objectifs d’investissements, les risques et les frais relatifs à tout investissement avant d’investir. Les analyses et les opinions mentionnées dans le présent document représentent le point de vue de (des) l’auteur (s) référencé(s). Elles sont émises à la date indiquée, sont susceptibles de changer et ne sauraient être interprétées comme possédant une quelconque valeur contractuelle. En Suisse : Le présent document est fourni par Natixis Investment Managers, Switzerland Sàrl, Rue du Vieux Collège 10, 1204 Genève, Suisse ou son bureau de représentation à Zurich, Schweizergasse 6, 8001 Zürich.