Depuis deux ans que les taux longs se redressent, on ne manque pas de "théories" explicatives: le choc d’inflation, la hausse des taux de la Fed, la mise en œuvre du QT, la prévalence du scénario de soft landing sur celui de récession, le creusement des déficits, le dysfonctionnement du processus budgétaire, voire mais c’est plus fantaisiste, le désengagement d’investisseurs étrangers (chinois). Après la dernière réunion de la Fed, le marché obligataire semble avoir enfin intégré ce que la Fed dit depuis des mois, à savoir qu’il n’y a pas d’assouplissement imminent. La forte hausse des taux longs est un risque baissier sur l’économie et rend improbable un dernier tour de vis monétaire.

Focus US par Bruno Cavalier, Chef Economiste et Fabien Bossy, Economiste

 

Les faits – Alors que la hausse des taux à 10 ans s’était presque arrêtée entre octobre 2022 et le printemps 2023, elle a repris d’environ 100 pdb depuis juin, dont plus de la moitié dans les trois dernières semaines. Les taux longs sont au plus haut depuis 2007. Les taux à 2 ans sont quasi-stables. Bien que la Fed martèle le thème du « higher-for- longer » depuis des mois (certains officiels y faisaient référence dès novembre 2022), il semble que le marché obligataire n’a pris ce message au sérieux qu’après la dernière réunion du FOMC et a réduit ses anticipations de baisses de taux.

2023.10.09.décomposition du taux à 10 ans
US : décomposition du taux à 10 ans

2023.10.09.taux à 10 ans et prime de terme
US : taux à 10 ans et prime de terme

Les raisons – L’envolée des taux longs ne reflète pas des anticipations d’inflation plus élevées. Ce sont les rendements réels qui montent. Pourtant, les perspectives de croissance US n’ont pas été revues à la hausse récemment. En décomposant le taux d’intérêt, on observe que la hausse de 2023 vient surtout d’une remontée de la prime de terme (tableau). Cette prime est redevenue positive (graphe). On peut mettre cela sur le compte de plusieurs facteurs: le QT de la Fed, la hausse des besoins d’émission de dette publique, les inquiétudes sur le processus budgétaire (voir les dernières péripéties autour du government shutdown).

La fair value – Le niveau normatif des taux longs est déterminé par le potentiel de croissance économique, une inflation alignée sur sa cible et une prime de risque. A quelques dixièmes près pour chacun de ces facteurs, un taux long dans une fourchette de 4% à 5% ne paraît pas fondamentalement anormal.

Les conséquences – Si le niveau des taux n’a rien d’aberrant, l’ampleur de la hausse depuis deux ans, et sa rapidité ces dernières semaines, resserre les conditions de financement. Les dépenses d’investissement, en immobilier notamment, vont en pâtir. Cela peut aussi amener à réviser la valeur des actifs et fragiliser certaines banque (cf. l’épisode SVB). En somme, cela doit peser sur la demande et les prix, exactement ce que vise la Fed. Une ultime hausse des taux directeurs n’est donc plus justifiée.

Economie

En août, les dépenses réelles des ménages ont quasiment stagné du fait d’un recul des dépenses en biens (-0.2% m/m) et d’un freinage des dépenses de services (+0.2% après +0.6%). Ce résultat ne met pas en danger les perspectives de croissance du T3 (la Fed d’Atlanta prévoit toujours une hausse de la consommation proche de 4% t/t en rythme annualisé) mais signale un risque baissier pour l’automne. L’inflation sous- jacente continue de se modérer, à moins de 3% annualisé sur les trois derniers mois.

2023.10.09.PCE inflation

Comme le laissaient présager plusieurs enquêtes des Fed régionales, la confiance dans le secteur manufacturier s’est améliorée en septembre, quoique toujours un peu en-deçà du seuil d’expansion (ISM: +1.6pts à 49, PMI: +1.9pts à 49.8). Dans les services, le sentiment prolonge son repli (ISM: -0.9pt à 53.6, PMI: -0.4pt à 50.1).

2023.10.09.Business confidence

En amont du rapport sur le marché du travail de septembre (à paraître ce jour), quelques données ont causé un peu de confusion. D’un côté, l’enquête JOLTS a enregistré un rebond des ouvertures de postes, effaçant la baisse des deux mois précédents. De l’autre, l’enquête ADP a montré une forte décrue des créations d’emploi, à 89K, son plus bas niveau depuis janvier 2021. Les composantes « emploi » des enquêtes ISM sont en territoire d’expansion.

Politique monétaire et budgétaire

Plusieurs membres du FOMC dont William Barr du Board et John Wiliams de la NY Fed ont répété le message de prudence tenu par Jerome Powell après la précédente réunion. Cela ne signale pas une forte inclination à monter les taux à la réunion du 1er novembre. L’envolée des taux de marché s’est encore accentuée, contribuant à durcir les conditions financières. Le rendement des emprunts d’Etat à dix ans a dépassé 4.85%en séance le 4 octobre, avant de redescendre vers 4.70%. A ce jour, aucun officiel de la Fed ne s’est montré préoccupé outre mesure de la correction du marché obligataire. Au 5 octobre, Les contrats futures estiment à 22% la chance de hausse des taux à la réunion de novembre (vs 30% la semaine passée).

Le 30 septembre, à quelques heures de l’échéance, la Chambre des représentants a voté par 335 voix contre 91, puis le Sénat par 88 voix contre 9, une résolution qui permet de financer le gouvernement jusqu’au 17 novembre. Le risque de shutdown est repoussé de six semaines, ce qui est une bonne nouvelle mais, vu le degré de polarisation politique, le psychodrame pourrait bien se répéter à l’approche de la nouvelle date fatidique. Aucun parti politique ne veut porter le blâme si quelques centaines de milliers d’agents fédéraux voient leur rémunération suspendue. Pour autant, il n’y a eu aucun progrès dans les discussion sur le budget. De plus, cet accord de dernière minute attise deux autres problèmes. D’une part, il laisse de côté l’aide financière à l’Ukraine, ce qui est sujet de division au sein du parti républicain (et dans l’opinion publique). D’autre part, Kevin McCarthy a dû compter sur le vote des élus démocrates pour éviter un shutdown, ce que ses opposants internes appartenant au Freedom Caucus lui ont fait payer dès le 4 octobre en faisant passer une motion de révocation (214 voix vs 210, cette fois, les Démocrates votant contre McCarthy). Le choix d’un nouveau Speaker doit débuter le 10 octobre.

A suivre cette semaine

En repoussant un government shutdown, le Congrès permet aussi aux statisticiens du Département du Commerce et du Département du Travail de produire et de publier les données économiques en temps et en heure. Cela concerne les chiffres d’emploi de septembre (publiés le 6 octobre), puis ceux d’octobre (3 novembre), les deux prochains rapports sur les prix à la consommation de septembre, ainsi qu’une multitude d’autres données: ventes au détail, dépenses de construction, ventes de maisons, comptes nationaux (la première estimation du T3 est prévue le 26 octobre).

La hausse du CPI (12 octobre) est attendue à +0.3% m/m en septembre, deux fois moins qu’en août car les prix de l’essence ont cessé de monter au cours des dernières semaines. Au total, le taux d’inflation est attendu en léger repli à 3.6%. Les minutes de la dernière réunion du FOMC sortiront le 11 octobre.

 

Sources : Fed, Bloomberg, ODDO BHF Securities