Il est de ces ouvrages que l’on est heureux d’avoir lus. Certains par pur plaisir d’une intrigue rondement menée, d’autres parce qu’ils suscitent des réflexions et changent notre vision du monde. «Or noir, la grande histoire du pétrole» par Matthieu Auzanneau appartient indéniablement à cette dernière catégorie.

Cela fait un moment déjà que je voulais attaquer la lecture de cette brique de près de 900 pages publiée en 2016 en format de poche. Pour les habitués du site du journal Le Monde, son auteur n’est pas un inconnu vu que Matthieu Auzanneau y tient le blog «Oil Man» depuis mars 2010.

Le moment est d’autant plus approprié pour reparler de cet ouvrage – qui avait été encensé dès sa sortie – qu’il est dorénavant disponible également en anglais sous le titre «Oil, Power and War: A Dark History». Le titre anglais laisse d’ailleurs peu de place au doute: l’histoire du pétrole est effectivement bien sombre et intimement liée aux enjeux du pouvoir.

Par contre – et contrairement à ce qui a pu parfois être écrit à propos de cet ouvrage – l’histoire n’est en rien romancée. Il s’agit d’une liste chronologique de faits relatés de manière froide et très bien documentée comme en attestent les 70 pages de notes en annexe. Des éléments factuels qui permettent de mieux comprendre la géopolitique des 100 dernières année et éclairent également le lecteur sur les défis énergétiques de demain.

Mets de l’huile… et allume la lumière

Le lecteur apprendra ainsi que la 1e ruée vers l’or noir durant la seconde moitié du XIXe siècle répondait à 2 besoins. L’époque connaissait une industrialisation massive supportée par le développement de la machine à vapeur alimentée au charbon. Le pétrole raffiné fournissait à moindre coût le lubrifiant nécessaire à toutes ces machines en lieu et place de la graisse de baleines. La seconde utilisation était sous forme d’huile de lampe. La machine fournissant la puissance et la lampe permettant d’allonger la journée de travail représentaient une véritable révolution en termes de productivité. Le moteur à explosion n’ayant pas encore été inventé, personne ne s’intéresse encore à une utilisation comme carburant. Et pour l’anecdote, John D. Rockefeller avait nommé sa société Standard Oil afin de signifier aux clients que son huile de lampe était de qualité standardisée et leur éviterait les risques d’explosion dus à une mauvaise distillation.

Le moteur de la croissance

Arrive ensuite le moteur à explosion qui va permettre au pétrole de démontrer toute sa supériorité sur le charbon, qui avait en son temps démontré la sienne sur le bois, puisque la combustion du bois fournit environ 14 MJ/kg (mégajoules/kilo), le charbon 27 et le fioul 36. Sans parler des avantages d’une source d’énergie liquide sur une source solide ou encore du fait que le pétrole émet moins de fumée que le charbon. La nation disposant de pétrole est dès lors en mesure d’assurer sa supériorité énergétique, et les Etats-Unis commencent à prendre le pas sur le Royaume-Uni dont l’empire manque cruellement de gisements d’hydrocarbures.

La croissance américaine reposant sur des ressources pétrolières très facilement accessibles permet ainsi aux Rockefeller de construire leur empire monopolistique rassemblant compagnies pétrolières, chemins de fer, banques (Bankers Trust, Chase National Bank, National City Bank) et pouvoir politique. La dissolution de la Standard Oil en 1911, sous le coup de la loi anti-trust, n’y changera rien et John D. Rockefeller devient le 1er milliardaire en dollars en 1916 et façonnera l’économie mondiale.

L’histoire continue

Au sortir de la seconde guerre mondiale, il est devenu évident pour chaque nation désirant prospérer qu’elle doit s’assurer un approvisionnement suffisant en or noir. Les Etats-Unis qui ont déjà connu quelques sueurs froides en voyant s’épuiser certains de leurs champs pétroliers concluent une alliance avec le royaume nouvellement créé et riche en pétrole des Saoud. Une alliance qui dictera une grande part de la géopolitique mondiale durant les décennies suivantes. Face aux montants colossaux en dollars partant vers l’Arabie Saoudite, les Américains ont dû trouver des chemins de retour, d’où les énormes contrats de travaux d’infrastructure ou de fourniture d’armement signés entre les 2 pays.

Infographie: Les principaux partenaires militaires de l'Arabie saoudite | Statista
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Le pétrole, ressource essentielle à la bonne santé de l’économie américaine, amènera d’ailleurs à une énorme confusion des genres, à l’image par exemple d’un George Bush père qui fut pétrolier, directeur de la CIA et président, ou encore d’un Dick Cheney (Halliburton) ou d’un Rex Tillerson (ExxonMobil, Exxon – précédemment Standard Oil Company of New Jersey, et Mobil – précédemment Standard Oil Company of New York).

L’ouvrage de Matthieu Auzanneau met ainsi en perspectives l’industrie pétrolière et les choix géopolitiques des nations et permet une relecture de l’histoire sous un éclairage nouveau. Le focus reste cependant essentiellement sur Big Oil, soit les Etats-Unis et leurs interactions énergétiques avec le Golfe persique et le Moyen Orient. L’Amérique latine et la Russie ne sont que rapidement évoqués, l’Europe un peu plus en détails, surtout l’Angleterre et la France. Certains personnages iconiques de l’industrie pétrolière sont en revanche absents, tel Marc Rich, ou à peine cités, à l’instar de J. Paul Getty. D’un autre côté, le livre atteint déjà 880 pages…

La morale de l’histoire

Comme l’a dit l’économiste et philosophe américain Kenneth Ewart Boulding:

«Quiconque croit que la croissance exponentielle peut continuer à jamais dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste.»

Ce que le lecteur comprend au fil des pages, c’est que la consommation de pétrole assure la croissance économique et dès lors la puissance sur la scène internationale. Néanmoins, il s’agit d’une ressource finie et de plus en plus difficilement accessible, ce qui ouvre la porte à de nouvelles sources d’énergie. La croissance étant énergivore, il faut la nourrir de plus en plus, et si ce n’est de pétrole, ce sera d’autre chose, que ce soit de gaz, de pétrole de schistes, de nucléaire, d’éolien ou de solaire.

La priorité des nations reste l’approvisionnement énergétique de leur machine économique, vu qu’il n’y a pas de candidat à la décroissance. Si de nouvelles sources d’énergie sont renouvelables, tant mieux. Si elles sont moins polluantes, tant mieux également. Mais dans ce domaine, l’hypocrisie reste de mise. Les ressources fossiles continueront d’être utilisées tant que d’autres alternatives ne permettront pas de faire tourner l’économie à moindre prix. Et même si in fine nous utiliserons plus d’énergies renouvelables, il est fort probable que les énergies fossiles n’aient pas encore dit leur dernier mot. Raison de plus pour lire cet ouvrage et mieux comprendre les enjeux de la transition énergétique qui s’annonce inéluctablement.