Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir, écrivait J. de La Fontaine en 1678. Aujourd’hui, selon que vous serez une gérant de hedge fund célèbre ou une armée de petits traders, on vous qualifiera de génie ou de fou dangereux.

D’aucuns s’étonneront du titre de cet article puisque l’expression usuelle fait référence à deux poids et deux mesures. Cependant, un usage moins courant fait référence à un poids, ce qui indique un seul objet, et deux mesures, qui fait référence à deux manières distinctes d’évaluer une seule et même chose. C’est exactement la situation présente du cas GameStop et de son traitement par les médias.

Gabriel Plotkin de Melvin Capital, vaincu par K.O.

Le monde de la finance institutionnelle s’offusque qu’une horde de petits traders barbares ait réussi à mettre K.O. des stars incontestées de l’investissement. Et ceci en ayant recours à des techniques qualifiées par certains d’illégales, en appelant la SEC à intervenir, en s’indignant que de telles choses puissent être tolérées. Indépendamment de la perte financière subie par certains gérants de hedge funds, ce discours reflète surtout la frustration de ceux qui étaient habitués à toujours gagner, par n’importe quel moyen, de s’être fait battre par de sombres inconnus.

L’adoration du veau d’or

Rappelons-nous. Lorsqu’un gérant de hedge fund découvre une faiblesse du système qui pourra être exploitée afin de générer du profit, il sera adulé, encensé, recevra sa couronne de lauriers et brandira avec un sourire carnassier son quelconque award sur la couverture de diverses publications financières. Les heureux (et gros) investisseurs qui avaient placé une partie de leur argent dans la stratégie gagnante seront ravis d’en remettre une couche en payant avec le sourire la modique contribution de 2% de frais de gestion et 20% de performance fees.

Joseph Schumpeter, père de la destruction créatrice

Bien entendu, la stratégie gagnante sera critiquée par certains. Critiques rapidement balayées à coups d’arguments schumpétériens reposant sur la destruction créatrice tellement nécessaire à une économie saine. Et tant pis pour les pots cassés au niveau de l’emploi, de la dette des états ou de l’épargne des ménages…

Les exemples sont nombreux de gestionnaires «activistes» qui ont pris des positions short sur une société dont ils diront ensuite tout le mal qu’ils pensent dans des médias financiers de premier plan. La pression sur le management sera terrible, la communication de crise n’empêchera pas l’effondrement du cours boursier. Le buzz négatif amplifié par les médias mainstream amènera de nombreux investisseurs détenant les actions de la société attaquée à s’en défaire en catastrophe. L’activiste achète ainsi à vil prix son ticket d’entrée au board de la société, fait le ménage et annonce un plan de restructuration tonitruant accompagné de licenciements de masse. Le cours boursier s’envole et après le gain sur les shorts vient celui sur les longs. Les génies de la finance aiment les plans sans accrocs.

George Soros, grand ami de l’Angleterre

De la même manière, lorsque George Soros attaque la livre anglaise en 1992, il est vu comme un génie de l’investissement. Son plan minutieusement préparé sera analysé et loué pour son implémentation parfaite. Au final, le Royaume-Uni subit une crise politique, sociale, économique et monétaire. Soros est un héros, il a gagné près d’un milliard de dollars selon certaines estimations. La Banque d’Angleterre aurait quant à elle perdu plus de 3 milliards de livres.

Michael Milken, pardonné par D. Trump en 2020

On pourrait encore parler de Michael Milken, l’inventeur des junk bonds qui, après s’être indument enrichi et être passé par la case prison, profite désormais de sa fortune estimée à $3.7 milliards et est invité par les plus grandes business schools. Il a reçu le pardon présidentiel de D. Trump en 2020.

Mais pour terminer, voici un exemple qui n’a rien à voir avec la finance au sens académique du terme: le trading à haute fréquence. Des ingénieurs en informatique et télécommunications découvrent qu’il y a moyen de gagner beaucoup d’argent sans prendre de risques si l’on dispose de la technologie la plus rapide. La complaisance des places de bourses est totale vis-à-vis de ces nouveaux acteurs qui leur paient énormément de commissions au travers de la quantité phénoménale d’ordres qu’ils poussent dans les books informatisés avec des stratégies très spécifiques mais qui n’ont rien à voir avec de l’investissement. La justification sera ici que les HFT augmentent la liquidité et diminuent le bid-ask spread. Raisonnement très discutable mais malgré cela, les HFT et leur racket organisé sont vus comme des génies de la finance par des investisseurs institutionnels ayant pignon sur rue.

Et WallStreetBets ?

Il me semble qu’on se trouve face à un petit groupe d’individus (qui ont peut-être travaillé pour un hedge fund, ce qui serait vraiment ironique) comprenant parfaitement les mécanismes des shorts et des dérivés. Ils ont identifié une faiblesse dans le système et détecté l’alignement des astres permettant de réussir le plan parfait: intérêt accru des particuliers pour le trading (facilité d’accès, y compris à des produits à fort levier), frais de transaction réduits, liquidité surabondante, frustration vis-à-vis du système financier institutionnel, désir de revanche après la crise de 2008, marché boursier très bien orienté sur certains titres phares, puissance d’un buzz bien monté à partir d’un forum Reddit afin de fédérer un maximum de petits joueurs dans cette croisade qui n’a de facto aucun point commun avec l’analyse de fondamentaux financiers mais qui va exploiter une faiblesse du système.

Un plan sans accroc. Sauf que cette fois-ci c’est une masse d’inconnus qui a mis la pâtée aux dieux de la finance. Et ça ne se fait pas, crime de lèse-majesté! C’est donc qualifié de grand n’importe quoi, d’illégal, on appelle la SEC à la rescousse, coupez-leur internet et l’électricité à ces amateurs afin de stopper ce jeu de l’avion! On fustige le chèque de stimulus envoyé à chaque ménage alors qu’on sait fort bien comment Wallstreet a profité des différents QE. Les financiers derrière leurs 12 écrans Bloomberg avec un abonnement à 25’000 dollars par année sont tout simplement de mauvais perdants.

Mais ne nous leurrons pas, tout ne finira pas bien dans cette histoire à la Robin des Bois qui démontre une opposition grandissante entre classes sociales mais aussi entre générations. Le plan aura des effets négatifs pour nombre de petits traders qui n’arriveront plus à se débarrasser de leurs titres alors que la grande dégringolade semble avoir commencé. Pas d’omelette sans casser des œufs… mais les petits sont habitués à se prendre des gamelles. Sauf que cette fois, ils ont réussi à terrasser les grands avant de tomber. Esprit kamikaze et sentiment de redresser les injustices. Et le phénomène commence à gagner l’Europe où l’on observe entre autres une activité anormale sur le titre Varta, actuellement très shorté par certains fonds alternatifs.

Conclusion

Tout cela est-il bien normal? Disons que c’est une certaine forme de normalité alternative, déjà du simple fait que la peur a changé de camp et que l’on se trouve face à un nouvel «influenceur» de poids dans le marché (le groupe Reddit WallStreetBets a probablement dépassé les 4 millions de membres au moment où vous lisez ces lignes). Un nouvel environnement qui amène son lot de nouvelles règles, de nouveaux risque et d’absurdité aussi.

Et vu que la stratégie a bien fonctionné, combien de temps avant qu’elle ne soit également appliquée par certains gérants de hedge funds? La liste des titres les plus shortés est encore longue, à condition que les plateformes de trading restent en mesure de traiter ces titres, ce qui ne semble plus être le cas pour certaines d’entre elles. Probablement une mesure prise pour protéger les petits traders amateurs… en attendant qu’ils soient tous accusés de manipulation de marché car, selon que vous serez grand ou petit, ce sera de la stratégie d’investissement… ou de la manipulation.

 


Mes opinions n’engagent que moi…