En 2021, Sam Altman publiait Moore’s Law for Everything. Il y esquissait un monde où l’intelligence artificielle générerait une richesse sans précédent, au point de transformer l’Etat en une société par actions, un «USA Inc.», dont chaque citoyen deviendrait actionnaire. L’être humain, désormais marginal dans la création de valeur, vivrait ainsi des dividendes de ses «actions d’Etat».
Par Bruno Gillet, Co-CEO de CAPANALYSIS
Quatre ans plus tard, ce scénario que l’on imaginait purement théorique semble se réaliser, presque de manière surréaliste. Les valorisations des entreprises technologiques s’envolent. L’espoir d’une hausse massive de la productivité grâce à l’IA sert à justifier des vagues de licenciements. Ces suppressions d’emplois alimentent les anticipations de baisse des taux d’intérêt. La perspective de baisse des taux soutient à son tour les valorisations des entreprises qui pratiquent ces licenciements, donnant ainsi l’illusion, par un mécanisme d’anticipation circulaire, que ce modèle fonctionne réellement.
En d’autres termes, le capital prospère précisément parce qu’il se détache du travail. Dans ce contexte, l’intervention médiatique récente d’Alex Karp, cofondateur de Palantir Technologies avec Peter Thiel, résonne comme un signal d’alerte. Répondant aux critiques de Wall Street, il déclarait: «Les véritables gagnants à long terme de cette action (Palantir) ont été les américains ordinaires qui l’ont achetée, et non les gens de Wall Street qui modélisent la manière dont l’entreprise devrait se comporter.» Derrière cette affirmation d’un CEO transformé en prédicateur des temps numériques transparaît la marque idéologique du projet d’Altman qui irrigue jusqu’aux discours publics de dirigeants comme Karp. Sous couvert de rationalisme anti-financier, ces apprentis sorciers, dotés de formations techniques et psychologiques, manipulent les classes d’investisseurs individuels pour les enrôler dans leur projet. La prochaine crise financière ne sera donc pas déclenchée par les financiers: les promesses post-2008 auront été tenues, mais par des ingénieurs.
Ainsi, dans un renversement aussi discret que paradoxal, ce ne sont plus les financiers qui attisent la formation de la plus grande bulle boursière de toute l’histoire, mais ces nouveaux ingénieurs idéologues, agissant sans scrupule au nom d’une vision théorique d’un monde futur totalement coupé des réalités humaines. Les ratios de valorisation mettent en évidence cette dérive, ce qui rend cette nouvelle donne d’autant plus saisissante: Palantir affiche aujourd’hui un ratio cours/bénéfice de 409, soit dix-sept fois celui du Dow Jones (23) pour une capitalisation de 420 milliards de dollars.
A titre de comparaison, l’analyse des grandes acquisitions technologiques depuis 2020 montre qu’un acquéreur rationnel, comme Google ou Microsoft, ne paierait probablement que 40 à 60 milliards, conformément aux multiples habituellement observés dans le secteur: 10 à 15 fois le chiffre d’affaires. Et encore, ces multiples figurent déjà parmi les niveaux les plus élevés, loin d’être la norme. Nous sommes donc très éloignés de la valorisation actuelle, équivalente à 100 fois le chiffre d’affaires de Palantir, et que ses actionnaires devraient selon son CEO accepter sans broncher. Même Elon Musk, dans son rachat éminemment idéologique de Twitter, n’avait payé «que» 9 fois son chiffre d’affaires.
Faut-il voir dans cette récente montée au créneau d’Alex Karp l’esquisse d’un «Etat-entreprise» dans lequel l’être humain ne serait plus qu’un détenteur passif d’actions, spectateur hypnotisé manipulant des billets de Monopoly plutôt qu’un acteur économique actif? L’idée peut séduire notre penchant naturel pour l’effort minimal et le rêve de rente perpétuelle. Mais elle soulève une question essentielle: que devient l’individu lorsque son travail n’est plus requis, ni même souhaité, par la société? A quoi consacre-t-il ses journées, sa créativité, son énergie? Quelle place lui reste-t-il dans un modèle qui, théoriquement, peut fonctionner sans lui?
Plus inquiétant encore: que se passe-t-il si le principe même des «actions d’Etat» n’est qu’une fiction financière appelée à se dégonfler? Que restera-t-il d’une société qui aura d’abord invité l’homme à renoncer à son rô le productif avant de retirer la promesse de la rente censée compenser son absence de fonction économique?