Soucieuses de maximiser leurs profits, d’offrir des expériences plus exclusives ou encore de se différencier de la concurrence, compagnies aériennes, chaînes d’hôtellerie, banques et opérateurs de cartes de crédit ajustent leurs offres de fidélité pour cibler les clients les plus fortunés, qu’elles espèrent séduire à l’aide d’expériences de grand luxe.

Les grands aéroports américains connaissent actuellement une nouvelle tendance : l’apparition de salons d’aéroport (très) haut de gamme, où les clients sont triés sur le volet. Le nouveau salon Delta, à l’aéroport JFK, de New York, en est peut-être l’incarnation la plus évidente. Réservé exclusivement aux voyageurs munis d’un ticket en classe business, cet immense espace propose notamment un véritable restaurant haut de gamme servant entrée, plat, dessert. Au menu : bœuf wagyu, sushis préparés devant les clients, ou encore soufflé au chocolat. Le salon propose aussi des sièges de massage ainsi, bien sûr, qu’un bar à cocktail richement garni.

À Philadelphie, les passagers d’American Airline munis d’un ticket business peuvent pour leur part déguster le célèbre “Philly cheesesteak” local, garni d’oignons grillés et de poivron vert, arrosé de Veuve Clicquot (servi à volonté) avec, en dessert, des cookies Michel et Augustin. Ceux qui ne seraient pas munis du précieux sésame, mais détiendraient la carte de crédit Chase Sapphire Reserve (qui coûte tout de même 795 dollars par an) peuvent se rabattre sur le salon Chase, qui vaut également le détour. Cet espace de 2 000 mètres carrés comprend une salle équipée de jeux vidéo d’arcade, ainsi qu’un SPA offrant des soins du visage. Et, bien sûr, un bar servant bière, vins et cocktails, ainsi qu’un buffet et des douches.

Réintroduire de l’exclusivité

Compagnies aériennes et banques visent ici le même objectif : offrir une expérience haut de gamme et exclusive à leurs clients qui dépensent le plus, à l’heure où nombre de salons d’aéroports se sont démocratisés, devenant du même coup surpeuplés au point de devoir refuser du monde, et de baisser considérablement la qualité de la nourriture et des boissons proposées.

«Les salons d’aéroports ont été au cours des dernières années victimes de leur succès. À l’origine, ils étaient réservés aux clients prenant beaucoup l’avion ou à ceux détenant un siège en business. Puis les compagnies aériennes et opérateurs de cartes de crédit se sont dit que ces espaces pouvaient devenir un fort atout marketing, et ont ouvert l’accès à davantage de personnes via des programmes fidélité. Des entreprises sont nées, avec pour seul modèle d’affaires de donner accès aux salons d’aéroport. Mais l’idée faire entrer autant de personnes que possible va à l’encontre de ce que les clients d’un salon viennent y chercher, à savoir de l’espace et de la tranquillité », résume Gilbert Ott, un consultant spécialisé dans les programmes de fidélité. La carte Amex Platinum offre par exemple à tous ses adhérents le Priority Pass, qui permet d’accéder gratuitement à certains salons d’aéroport.

«Ainsi, ces espaces qui n’accueillaient jamais plus de 50 personnes à la fois se sont retrouvés à accueillir régulièrement 200, 250 personnes. Ils ont dû commencer à refuser du monde, la qualité des buffets et des vins servis s’est considérablement dégradée…»

Des programmes orientés sur le montant des dépenses plutôt que sur l’engagement

Qu’il s’agisse de compagnies aériennes, de cartes de crédit, de commerce comme Walmart ou de chaînes de restauration comme Starbucks, les Américains raffolent des programmes de fidélité. Selon une récente étude de McKinsey, l’américain moyen est ainsi inscrit à pas moins de 17 programmes. Il possède en outre entre 3 et 4 cartes de crédit, et un foyer américain sur quatre détient une carte de crédit d’une compagnie aérienne.

Mais si ces programmes ont longtemps permis aux abonnés malins d’obtenir de gros avantages sans forcément dépenser des sommes énormes, le vent est en train de tourner, les entreprises limitant de plus en plus les gros avantages aux clients les plus dépensiers. «Les programmes sont de plus en plus orientés sur le montant des dépenses, plutôt que sur l’engagement», explique Gilbert Ott.  Concrètement, cela signifie que les personnes qui volent fréquemment avec la même compagnie, mais sans dépenser beaucoup, auront moins d’avantages (accès aux meilleurs salons, à un transfert gratuit en classe affaire, etc.) que des voyageurs plus occasionnels qui achètent des billets plus chers.

S’il demeure possible de générer des gains importants pour les consommateurs, ces derniers sont de plus en plus conditionnés au fait de dépenser beaucoup. Banques et compagnies aériennes déploient ainsi des bénéfices dont le total peut chiffrer à plusieurs milliers de dollars, mais qui ne sont déblocables que par les plus fortunés. La carte de crédit la plus haut de gamme de l’américain United Airlines offre par exemple 200 dollars de crédit annuel aux passagers qui utilisent les services de JSX, qui vend des places dans des jets privés, pour un prix du billet généralement supérieur à 1’000 dollars. La carte Chase Sapphire Reserve offre de son côté 250 dollars de crédit aux clients réservant un séjour d’au moins deux nuits dans un palace. La chaîne d’hôtels Marriott offre de son côté des séjours dans les suites d’ordinaire réservées à ses cadres, de place de concert en carré VIP et des dîners exclusifs avec un chef étoilé à ses clients les plus dépensiers.

Comment une ”super carte” pourrait éliminer les programmes de fidélité

À l’origine de simples outils marketing conçus pour appâter les clients, les programmes de fidélité se sont au fil des années mus en une véritable manne financière pour les entreprises, à mesure que celles-ci s’entendaient pour former un réseau d’offres cohérentes. Une étude de 2023 conduite par On point Loyalty, un consultant, estimait ainsi à 28 milliards de dollars le programme de fidélité SkyMiles de Delta, là où la capitalisation boursière de l’entreprise se situe autour de 40 milliards de dollars. Les programmes d’American et United Airlines sont quant à eux respectivement estimés à 24 et 22 milliards.

L’an passé, Delta a généré 7,4 milliards de dollars de chiffre d’affaires rien qu’en vendant des points de fidélité à American Express. Cette dernière accorde en échange des miles à ses clients qui effectuent des achats avec sa carte. Banques et compagnies aériennes sont ainsi unies autour d’un même objectif: attirer et retenir un petit groupe de clients aisés qui dépensent d’importantes sommes en billets d’avion, hôtels, restaurants, etc.

«La concurrence pour les clients premium, si elle a toujours été rude, s’est clairement accélérée sur la dernière décennie», confiait récemment Steve Squeri, directeur général d’American Express, lors d’un échange avec Wall Street. Il a ajouté que les offres premium rencontraient un grand succès, notamment auprès des jeunes clients, ce qui a conduit son entreprise à mettre davantage l’accent sur celle-ci au cours des dernières années.

L’ambition de ces programmes est aussi de maintenir les clients dans un écosystème, afin qu’un ratio maximal de leurs dépenses soit effectué dans celui-ci et bénéficie en définitive aux entreprises à l’origine de ces programmes. Par exemple, qu’un client Amex voyage sur une compagnie partenaire d’Amex, grâce à des points accumulés en dépensant avec sa carte American Express Platinum, puis séjourne dans un hôtel d’une chaîne également partenaire, en ayant obtenu une plus grande chambre, là encore grâce à des points Amex… C’est ainsi que ces entreprises peuvent maximiser leurs profits, tandis que ces programmes finissent par fonctionner comme des sortes de monnaies parallèles, que les clients peuvent dépenser à condition de rester au sein de l’écosystème.

«Le ‘share of wallet’ est devenu un indicateur capital : que vous soyez une compagnie aérienne, une chaîne d’hôtellerie ou une banque, vous voulez que vos clients dépensent la plus large part de leur argent possible chez vous ou au sein de votre écosystème, construit à l’aide de votre programme fidélité», analyse Gilbert Ott.

Chaque entreprise cherche ainsi à construire une “super carte”, touchant l’écosystème le plus riche possible, afin de faire en sorte que ses clients n’aient quasiment plus besoin d’en sortir. Une évolution des programmes de fidélité qui, paradoxalement, pourrait bien causer… La fin de ces derniers. En effet, cette course à la super carte pourrait en effet créer une situation où le gagnant remporte la mise, éliminant le besoin de cartes concurrentes. Pour Gilbert Ott, «les banques, qui sont davantage capitalisées que les chaînes d’hôtellerie et compagnies aériennes, sont aussi les mieux placées pour remporter cette compétition.»