Enfin ! Fini le travail à la maison. Enfin, plus besoin d’expliquer aux enfants que papa et/ou maman sont certes à la maison, mais qu’il ou elle doit travailler toute la journée. Enfin, quel soulagement de retrouver sa chaise de bureau et ses collègues pour discuter, bien qu’à une distance physique respectable, en face à face plutôt que par téléphone ou visioconférence. Même les indices de marché approchent à grands pas de leurs niveaux d’avant la crise du coronavirus. Le statu quo est quasiment revenu. Donc, tout va à nouveau pour le mieux, n’est-ce pas?

Par Michael Blümke, CFA, CAIA, Senior Portfolio Manager

 

Pas totalement. Quelque chose a changé par rapport à il y a trois mois. Quelque chose semble avoir fondamentalement changé non seulement au travail avec l’apparition des mesures de distanciation sociale, mais aussi dans le paysage de l’investissement. Malgré, ou plutôt, à cause de l’envolée des marchés, nous voici confrontés aux questions suivantes:

  • était-ce déjà le cas avec la récession, ou est-ce que les différentes mesures de relance ont complètement déconnecté les marchés de la réalité économique?
  • Est-ce que les problèmes de solvabilité ont disparu d’un coup ou ont-ils été simplement différés?
  • Quelles difficultés à venir annoncent les liquidités injectées en masse par les banques centrales pour apaiser les marchés?

Cette dernière question en particulier semble, de notre point de vue, constituer le point de départ de nombre des incohérences soulevées par les questions précédentes. D’où la nécessité de poser un regard critique sur le rôle des banques centrales.

Des siècles durant, les banques ont été les principaux bailleurs de fonds des entreprises. Sans la titrisation croissante de ces crédits, le marché obligataire n’existerait pas sous sa forme actuelle. Aujourd’hui, les obligations d’entreprises représentent plus de la moitié de l’endettement des entreprises. Pour faire simple, le rôle des banques centrales consiste désormais à fixer le prix de l’argent via les taux d’intérêt à court terme. Naturellement, ceci a une incidence directe sur la demande d’argent et donc sur le marché obligataire qui évalue le risque de défaut par l’intermédiaire des spreads de crédit respectifs. En d’autres termes, le mécanisme bien connu de l’offre et de la demande permet de fixer un prix pour les émissions d’emprunts des entreprises en fonction de la solvabilité de chacune. Voilà pour la théorie.

Mais il en va autrement de la pratique. Non seulement les taux historiquement bas des banques centrales ont fait progressivement grimper les prix de nombreuses classes d’actifs, mais leurs interventions directes sur les marchés, notamment les récents programmes d’achats d’obligations d’entreprises, ont également atteint des niveaux inédits. Cette politique pratiquée depuis déjà quelques années par la Banque centrale européenne séduit aujourd’hui la Réserve fédérale américaine. La Fed a même commencé à intégrer à son bilan des obligations n’appartenant pas à l’univers investment grade. De facto, la détermination du prix du risque de défaut se retrouve subvertie par l’insensibilité au prix des acheteurs. L’ampleur de ces programmes d’achats semble relativement faible par rapport à l’ensemble du marché. Mais la simple manifestation de volonté de ces puissants acheteurs, capables de faire tourner la planche à billets en cas de doute, suffit déjà à influencer durablement le marché. Dans ce contexte, le principe bien connu de la loi de Goodhart¹ sur les objectifs trouve une application pratique. Celui-ci stipule que « lorsqu’une mesure devient un objectif, elle cesse d’être une bonne mesure ».²

En l’espèce, l’intervention des banques centrales cible la mesure du risque de défaut, qui perd donc nécessairement en fiabilité. Il n’est pas question ici d’évaluer si l’objectif, à savoir éviter le dysfonctionnement à court terme du marché obligataire et ses répercussions, justifie cette mesure. Il s’agit plutôt de montrer les conséquences qui découlent du fait que les banques centrales acceptent en quelque sorte d’assumer une grande partie du risque de crédit du marché.

D’une part, cela se traduit par le fait que les entreprises dont le modèle économique n’est pas viable, autrement dit, qui n’enregistrent ni croissance ni bénéfices, survivront en continuant de s’endetter à des conditions acceptables pour elles. La mauvaise allocation d’un volume élevé de capital du point de vue macroéconomique en est une conséquence évidente. Par ailleurs, dans la mesure où nombre de ces entreprises sont des «pièges de valeur» (value traps), l’écart de performance qui existe déjà entre les titres de croissance et value ne fera que se renforcer. D’autre part, le bas niveau des taux d’intérêt et la sous-évaluation du risque de crédit récompensent davantage le financial engineering que les investissements alternatifs et durables. Avec pour corollaires à long terme, une croissance économique plus faible et des rendements moindres. La troisième conséquence de ces mesures concerne l’investissement en général et l’aléa moral (moral hazard) en particulier. Une nouvelle fois, les gérants actifs qui ont délibérément réduit le risque de leurs portefeuilles dans la perspective d’une récession profonde suivie d’une vague de faillites n’ont pas vu leur prévoyance récompensée. Au contraire, les investisseurs ayant engrangé les meilleurs rendements sont ceux qui ont fait tapis, pour reprendre le jargon du poker, lorsque les banques centrales ont annoncé leurs programmes d’achats. La certitude que les banques centrales nationaliseront le risque de crédit sur une période donnée a incité les investisseurs à acheter sans qu’aucun lien n’existe avec la réalité économique des entreprises: l’aléa moral par excellence.

La question qui se pose maintenant, c’est de savoir comment procéder pour la suite. Nous appelons à la plus grande prudence, même si la tentation est grande de prendre le « train » des banques centrales en marche et de partir à la pêche au rendement pour des placements plus rémunérateurs. Nous doutons que la liquidité perçue comme « illimitée » débouche sur une solvabilité permanente. C’est la raison pour laquelle il faut impérativement mettre en relation le rendement attendu (qu’il provienne d’actions ou d’obligations) avec le risque de défaut.
Donc au final, rien n’a vraiment changé. Par chance.

 

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¹ Ce principe porte le nom de Charles Goodhart, qui fut membre du comité de politique monétaire de la Banque d’Angleterre et professeur à la London School of Economics and Political Science.
² Version originale en anglais : « When a measure becomes a target, it ceases to be a good measure »