Surnommée l’«Amazon de la voiture», la société américaine Carvana figure parmi les «gagnants» de la pandémie. Sa capitalisation boursière a d’ailleurs de dépassé celle de Ford. Un succès éphémère ou un nouvel exemple d’innovation disruptive?

Par Charles-Henry Monchau, CFA, CMT, CAIA – CIO de FlowBank

 

Charles-Henry MoncheauLa pandémie a eu de nombreux effets inattendus sur les marchés financiers et l’économie. L’action américaine Carvana (CVNA : NYSE) a en quelque sorte profité de plusieurs grandes tendances observées lors de ces derniers mois: la propension des investisseurs à payer des multiples d’évaluation extrêmes pour les titres dits de «croissance», le boom du commerce en ligne, la désintermédiation de nombreuses industries et la hausse des prix de certains biens due aux perturbations des chaines d’approvisionnement. L’effet conjugué de ces éléments a eu un effet positif sur les finances de l’entreprise (elle vient d’enregistrer le premier résultat trimestriel positif de son histoire) et, c’est le moins que l’on puisse le dire, se ressent sur la performance boursière puisque que le cours du titre est passé de 29 $ en mars 2020 à plus de 350 $ ce mois-ci (cf. graphique ci-dessous).

2021.08.19.FlowBank carvana graphique
Graphique de Carvana (CVNA : NYSE)

En quoi le modèle d’affaires de Carvana est-il unique? La forte croissance des ventes est-elle pérenne ? Quels sont les risques associés avec un investissement dans ce titre? Aperçu ci-dessous.

Carvana, l’ «Amazon» de la voiture d’occasion

Carvana est un vendeur en ligne de voitures d’occasion dont le siège est à Tempe en Arizona. L’entreprise affiche le plus fort taux de croissance du secteur aux Etats-Unis. Carvana s’est notamment rendue célèbre grâce à ses distributeurs automatiques de voitures sous forme de tours transparentes (cf. photo ci-dessous).

2021.08.19.FlowBank Carvana, l’ « Amazon » de la voiture d’occasion

Carvana a été fondée par Ernest Garcia III, Ryan Keeton et Ben Huston en 2012. Le premier tour de financement de la société provenait du détaillant de voitures d’occasion et de la société financière DriveTime. En novembre 2013, Carvana a ouvert sa première itération d’un distributeur automatique de voitures. En 2015, une version entièrement automatisée et à prépaiement du distributeur automatique de voitures a ouvert ses portes à Nashville, Tennessee. En avril 2017, la société est devenue publique avec une cotation à la Bourse de New York.

Carvana veut être le «one-stop-shop» du véhicule d’occasion. Sa mission: changer la manière dont les particuliers achètent des voitures. Pour ce faire, l’entreprise offre à sa clientèle une solution d’achat clé en main: elle s’occupe à la fois de l’inspection des autos qu’elle achète pour revente, des réparations le cas échéant, de la remise en état, du financement et de la vente. À ce stade, rien de très nouveau, certains détaillants de voitures usagées offrant les mêmes services à l’heure actuelle. L’avantage compétitif et le modèle d’affaire de de Carvana sont essentiellement basés sur la technologie, éliminant du processus de vente les intermédiaires, notamment les vendeurs. Comme le signale la magazine Forbes, l’ensemble du modèle d’affaires de l’entreprise est orienté dans la perspective de l’expérience vécue par ses clients lors de l’achat d’une voiture. Le stock de véhicules, qui comprend environ 30’000 unités, est accessible via le catalogue virtuel de l’entreprise. Chaque véhicule, préalablement inspecté en 150 points, peut être observé à la loupe grâce à une technologie brevetée d’imagerie à 360 degrés. Une fois le choix de la voiture arrêté et les modalités d’achat complétées (en maximum dix minutes d’après le site web), le nouveau propriétaire peut se faire livrer à domicile ou se rendre à l’un des distributeurs géants de Carvana, présents dans plus de 25 villes américaines afin de prendre possession de son nouvel achat. A noter que Carvana croit résolument en la technologie et y consacre des budgets importants. En 2017, Carvana a acquis la startup automobile rivale Carlypso pour améliorer les données des véhicules et les outils d’analyse. En avril 2018, Carvana a dépensé 22 millions de dollars pour acquérir Car360, soutenu par Mark Cuban, pour sa technologie de smartphone permettant de prendre des photos de véhicules avec vision par ordinateur 3D, apprentissage automatique et réalité augmentée.

La disruption d’un marché très fragmenté

Le marché américain de la voiture d’occasion est extrêmement fragmenté: il existe à l’heure actuelle près de 45’000 concessionnaires de véhicules usagés, dont près des deux tiers sont indépendants. Qui plus est, la plus grande chaîne de concessionnaires (CarMax) accapare moins de 2% du marché américain et les 100 principaux détaillants d’automobiles d’occasion détiennent collectivement moins de 10% des parts d’un marché qui compte des milliers de concessionnaires. Carvana propose donc aux personnes à la recherche d’une voiture d’occasion une plateforme simple, unique et original, et axée avant tout sur la satisfaction des clients.

L’explosion des ventes avec la pandémie

Ernest Garcia III, l’homme d’affaires à l’origine de Carvana, est-il en train de gagner son pari? Moins de dix ans après le début des activités de l’entreprise, Carvana voit ses ventes exploser et ce pour deux raisons: la première tient au succès rencontré par la plateforme auprès des clients; la deuxième est davantage liée à des conditions de marché exceptionnelle.

En effet, le marché des véhicules d’occasion connait un boom sans précédent depuis l’année dernière. Comme le montre le graphique ci-dessous (source : The Economist), l’indice «Manheim used-vehicle» a bondi de plus de 60% depuis mars 2020 sous l’effet conjugué d’une rupture de stock des véhicules neufs (disruption des chaines d’approvisionnement), de la hausse de la demande de véhicules de location (à cause du COVID, de nombreux particuliers ne veulent pas prendre les transports au commun et n’ont d’autre choix que de louer du fait de la pénurie de véhicules neufs) mais aussi des chèques «stimulus» distribués par le gouvernement aux ménages.

2021.08.19.FlowBank - Indice Manheim des véhicules d’occasion
Graphique : Indice Manheim des véhicules d’occasion (source : The Economist)

Ce contexte très favorable a profité à l’ensemble du secteur et de manière disproportionnée à Carvana qui prend de nombreuses parts de marché. Le modèle de commande en ligne et de livraison à domicile ou via distributeur est particulièrement adapté au moment où de nombreux concessionnaires ont dû fermer leurs portes du fait de la pandémie.

En réponse à COVID-19, Carvana a introduit la livraison et le ramassage sans contact en mars 2020. Au deuxième trimestre de 2020, la société a signalé une augmentation de 25% des ventes de véhicules, en raison de la fermeture des concessionnaires physiques en raison de la pandémie de COVID-19.

Le Houston Chronicle a alors surnommé l’entreprise «l’Amazon de l’automobile». En 2020, Carvana a vendu plus de 244’000 véhicules et enregistré un chiffre d’affaires annuel de 5,587 milliards de dollars, ce qui en fait le deuxième plus grand détaillant de voitures d’occasion aux États-Unis. Carvana a enregistré une croissance des revenus à trois chiffres et des ventes au détail record au premier trimestre de 2021, avec un chiffre d’affaires trimestriel de 2,245 milliards de dollars, soit une augmentation de 104% en glissement annuel et un bénéfice brut total de 338 millions de dollars, soit une augmentation de 145% en glissement annuel.

Les résultats de Carvana au 2ème trimestre 2021 témoignent encore davantage du boom de Carvana. En effet, il s’agit du premier trimestre à bénéfice net positif pour l’entreprise. En un trimestre, Carvana a vendu davantage de voitures (107’000 unités) que lors des 5 dernière années cumulées (100’000 unités) …

Carvana bénéficie d’un levier opérationnel particulièrement intéressant. Grâce à la technologie, les coûts variables (personnel et d’autres dépenses de vente) sont bien moindres que chez des concessionnaires classiques. Par conséquent, les marges bénéficiaires peuvent exploser lorsque le volume augmente. C’est ce que démontre clairement le bénéfice brut de 4’360 dollars par voiture au 2ème trimestre, soit largement au-dessus des estimations du consensus (3’614 dollars).

Les prêts automobiles: une activité à double tranchant

La croissance exponentielle des revenus n’est pas seulement liée à la vente directe des véhicules d’occasion. En effet, la titrisation des prêts les plus risqués accordés à ses clients a contribué de manière importante aux revenus de Carvana ces derniers trimestres.

L’activité de financement est pratiquée par de nombreux concessionnaires. Mais contrairement à CarMax (le plus grand détaillant de voitures d’occasion aux États-Unis) et la plupart des autres concurrents du secteur, Carvana a recours à la titrisation de certains prêts. Cavana fait une distinction entre les prêts de bonne qualité («Prime») et de plus mauvaise qualité («Subprime»). Ces derniers sont titrisés, c’est-à-dire packagés via des obligations ABS («asset backed securities» c’est-à-dire des titres adossés à des actifs de prêts automobiles) et revendus sur le marché à des investisseurs avides de coupons. Ces prêts «subprime» ne sont pas donc pas conservés au bilan et un gain est immédiatement comptabilisé lorsque ces obligations ont été revendues sur le marché des capitaux.

2021.08.19.FlowBank Durée moyenne des prêts accordés sur les véhicules d’occasion en mois
Graphique : Durée moyenne des prêts accordés sur les véhicules d’occasion en mois (source : Wolfstreet.com)

Cette activité de financement a pour l’instant deux effets bénéfiques pour Carvana. Tout d’abord, l’activité de prêts permet aux consommateurs d’accéder plus facilement à la propriété d’un véhicule. Et comme nous venons de le voir, la titrisation a contribué à gonfler les résultats. Mais cette activité pourrait avoir un effet néfaste lors du retournement du cycle. La hausse des défauts chez les emprunteurs aurait des conséquences négatives sur l’activité de prêt, les volumes de titrisation en seraient d’autant plus impactés alors même que le demande pour ce type d’obligation risquée s’inscrirait de facto en recul. L’impact sur le compte de pertes et profits de Carvana pourrait être substantiel.

Carvana a vendu 3,1 milliards de dollars d’ABS au cours du premier semestre de 2021. Pour les analystes, il est difficile de faire des prévisions précises sur l’évolution de cette activité. D’autant plus que de nombreux stratégistes tirent la sonnette d’alarme sur l’évolution des prêts automobiles. Le montant moyen prêté par voiture ne cesse de croitre ainsi que la durée de ces prêts (cf. graphique). Certains parlent même d’une nouvelle bulle «subprime».

La pénurie de voitures d’occasion peut-elle perdurer?

Comme mentionné ci-avant, l’indice Manheim de la valeur des véhicules d’occasion a explosé depuis le début de la pandémie. Cependant, les premiers signaux d’essoufflement des prix se font déjà sentir. Après avoir atteint un sommet en mai, lorsqu’il était à 203, l’indice a suivi une courbe descendante depuis lors, tombant à 195 le mois dernier.

Les données de Cox Automotive soulignent encore ce renversement de tendance: les ventes de voitures d’occasion ont baissé de 15 % en juillet, tandis que les ventes de voitures neuves ont augmenté de 4%, ce qui suggère que l’offre pourrait changer à mesure que les entreprises s’adaptent et évoluent pour répondre à la demande.

Carvana pourrait ne pas connaître la même croissance dans les trimestres à venir si la tendance continue de s’inverser au profit des nouvelles voitures. Un retournement du marché aurait des conséquences non seulement sur les volumes de vente de Carvana mais engendrerait également une dépréciation de la valeur des voitures en stock de Carvana.

2021.08.19.FlowBank Projections sur du compte de résultats et de la dette long-terme de Carvana
Tableau : Projections sur du compte de résultats et de la dette long-terme de Carvana

Rappelons également que la valorisation du titre prend déjà en compte l’originalité du modèle d’affaires et la forte croissance des revenus récemment observée. En se basant sur les projections de Bank of America (cf. tableau), on constate que l’entreprise américaine ne sera probablement pas profitable sur une année pleine avant 2022. Sur une base de multiple P/E, l’action se traite actuellement à 600x (!) les bénéfices par action de l’année prochaine. Un investisseur paye actuellement 5 fois les ventes de cette année et 4 fois celle de 2022 – dans les deux cas on parle évidemment de projections. Pour maintenir ces multiples de valorisation, Carvana devra continuer à maintenir un taux de croissance des ventes très élevé et générer des marges bénéficiaires confortables. Rien n’est acquis même si de nouvelles opportunités pourraient se présenter à l’avenir (voitures électriques d’occasion, développement à l’international, etc.)

 

NB : Il n s’agit pas de recommandations d’investissement

 

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