Avec les agissements quelque peu irrationnels qui prévalent aujourd’hui sur les marchés, les spécialistes de la finance comportementale ont quelques arguments à faire valoir. A horizon long terme. Explications de Juan Nevado, expert en la matière.

Interview par Hans Linge pour SPHERE

 

Juan Nevado, gérant des fonds M&G Episode Allocation Fund et M&G (Lux) Dynamic Allocation Fund

Quels sont les principes clés qui sous-tendent la finance comportementale?

La «finance comportementale» englobe un large éventail d’idées qui partagent toutes le même point commun : elles contestent les modèles préétablis de l’efficience des marchés, qui reposent sur des conceptions très simples du comportement humain.

Les principaux arguments de la finance comportementale sont que cette vision du monde s’est avérée erronée: les prix des actifs sont plus volatils et les exemples de comportements anormaux sont suffisamment nombreux pour suggérer que les marchés ne sont pas efficients.

L’observation de ces contradictions apparentes ne signifie pas nécessairement qu’il se passe quelque chose liée au comportement de l’homme. Toutefois, différentes études menées simultanément et consacrées à la prise de décisions humaine ont commencé à suggérer que le comportement de l’homme pouvait être un facteur d’inefficience des marchés. Ces études ont mis en évidence des biais affectifs et cognitifs chez les individus. D’autres études ont commencé à s’intéresser aux dynamiques sociales telles que le comportement «moutonnier» et la pression exercée par les pairs.

 

La finance comportementale a-t-elle un rapport avec l’économie comportementale et les travaux de Richard Thaler, le dernier lauréat du prix Nobel de sciences économiques?

La finance comportementale et l’économie comportementale couvrent chacune un vaste éventail de thématiques. Leur point commun réside dans la remise en cause des principes de comportement rationnel de l’homme, d’information parfaite et de maximisation de l’utilité.

En l’absence de définition stricte, nous présenterions la finance comportementale comme une discipline relative aux marchés et aux modalités de détermination des prix des actifs. On pourrait la considérer comme un sous-ensemble de l’économie comportementale, davantage axé sur les décisions prises au quotidien par les individus et sur la façon dont ces décisions aboutissent à des résultats économiques divers.

Ces deux disciplines observent comment la prise de décisions par les individus peut être biaisée: elles réfléchissent ensuite à la façon dont ces biais peuvent se manifester à un niveau plus général, qu’il s’agisse des marchés ou de l’économie dans son ensemble. Dans ses travaux, Thaler s’est principalement efforcé d’identifier des biais individuels, mais ses travaux plus récents sur la «théorie du coup de pouce», du «nudge», menés avec Cass Sunstein, ont cherché à intégrer ces observations avec la manière dont les politiques publiques sont élaborées et les influences que cela peut avoir sur les résultats économiques.

 

La finance comportementale connaît-elle un essor comparable à celui de l’économie comportementale après les travaux de chercheurs comme Richard Thaler?

La finance comportementale et l’économie comportementale peinent à sortir de leur carcan, qui se limite à identifier les biais qui existent chez les individus, alors qu’elles peuvent nous aider à interpréter les dynamiques sociales générales.

Par exemple, les travaux de Thaler sont très utiles pour suggérer comment nous pouvons influencer la prise de décisions dans des domaines particuliers comme le comportement des consommateurs. Il convient de ne pas sous-estimer l’importance de ces progrès et leur influence sur notre quotidien mais, en appliquant les enseignements de l’économie comportementale à de grandes questions macroéconomiques comme les facteurs à l’origine des récessions, des périodes de croissance fastes, de l’inflation, etc., il est possible de lui trouver des applications concrètes. C’est un chantier encore inachevé.

Cela est peut-être encore plus vrai pour la finance comportementale. Après avoir observé l’inefficience apparente des marchés et l’existence de biais chez les individus, la prochaine étape consiste à examiner de plus près la façon dont ces dynamiques pourraient fonctionner dans leur ensemble, par exemple lors de bulles d’actifs ou de krachs.

Des progrès notables ont été réalisés dans ce domaine et les meilleures approches pour y parvenir ne cadrent pas nécessairement avec le canon de la finance comportementale. Toutefois, il existe souvent un chevauchement significatif comme «l’hypothèse des marchés adaptatifs» d’Andrew Lo, la «théorie des croyances rationnelles» de Mordecai Kurz et plus récemment les travaux de Xavier Gabaix sur «l’inattention comportementale».

 

D’après votre expérience, comment la finance comportementale a-t-elle évolué ces dernières années ? Avez-vous constaté des changements?

La finance comportementale a dû dépasser la simple mise en évidence des lacunes des vieux modèles de la rationalité et de l’efficience des marchés pour démontrer son utilité en tant que tel. Il a été fréquemment suggéré que, malgré son intérêt, la finance comportementale pâtit d’un manque d’applications concrètes. Cette critique n’est pas sans fondement.

D’ailleurs, nous avons très récemment vu certains des principes les plus fondamentaux de la finance comportementale être remis en cause plus directement. Deux études menées par Nicholas Taleb et David Gai/Derek Rucker ont contesté l’idée selon laquelle «l’aversion aux pertes» serait tout à fait irrationnelle ou son existence quel que soit le contexte.

Toutefois, comme je disais plus tôt, des paliers importants sont en train d’être franchis dans notre compréhension de la détermination du prix des actifs et ces travaux reconnaissent que les émotions jouent un rôle dans ce processus.

 

Comment exploitez-vous ces principes pour élaborer des stratégies d’investissement multi-actifs?

Nous sommes convaincus que les marchés sont inefficients et que la psychologie humaine a un grand rôle à jouer à cet égard, créant ainsi des opportunités. La psychologie peut notamment favoriser la myopie du marché.

Le stress engendré par les fluctuations de cours a un impact sur nos décisions. Lorsque les prix évoluent rapidement et qu’il n’y a pas de temps pour prendre une décision, les investisseurs sont susceptibles de perdre totalement de vue la valeur supposée d’un actif. Les horizons temporels raccourcissent car, lorsque les individus essuient des pertes ou passent à côté de gains. Cela crée une réaction émotionnelle. Ces épisodes créent des opportunités d’investissement car ce sont les fondamentaux qui comptent, et non la volatilité à court terme, lorsque nous allongeons notre horizon d’investissement.

 

Qu’est-ce qui explique la récente correction des marchés? Pensez-vous qu’il s’agissait simplement d’un événement ponctuel?

La volatilité observée en février et en mars était ostensiblement causée par le spectre d’une hausse des taux d’intérêt, en réponse aux signes d’inflation liée à l’augmentation du salaire moyen aux Etats-Unis. Il en a résulté une augmentation rapide des rendements obligataires. La possibilité d’une guerre commerciale et ses effets sur la croissance et l’inflation, après l’annonce de l’instauration de droits de douane par le président Donald Trump, était une autre source d’inquiétude. L’inquiétude des investisseurs face à la pression réglementaire dont les entreprises technologiques mondiales font l’objet – dans la mesure où cela pourrait limiter la forte croissance de leurs bénéfices – a également pesé sur les marchés actions. Selon nous, ces évolutions étaient «épisodiques» car contradictoires avec les fondamentaux macroéconomiques, la plupart des indicateurs économiques restant inchangés. Par conséquent, malgré l’impact de la hausse des taux d’intérêt sur la valorisation de diverses classes d’actifs, les perspectives fondamentales à moyen terme n’ont guère changé.

 

Compte tenu du retour de la volatilité sur les marchés actions et obligations, sommes-nous dans une nouvelle année propice aux stratégies multi-actifs?

Comme nous avons pu le constater ces derniers mois, la corrélation entre les classes d’actifs a changé. En l’absence de classe d’actifs ayant fait ses preuves en tant que valeur refuge, il est essentiel de faire preuve de flexibilité et de sélectivité pour être en mesure de tirer parti des fluctuations des marchés.

La capacité d’un gérant de rester à l’écart des actifs qui leur semblent surévalués est tout aussi importante. Cela pourrait inclure la capacité à vendre à découvert une classe d’actifs jugée inintéressante ou à mettre en place une duration négative.

 

Entrevoyez-vous un nouveau foyer de volatilité au second semestre?

D’après nous, la dynamique à l’origine de la période de turbulences sur les marchés en début d’année laisse augurer la fin du scénario de la conjoncture idéale, à savoir la faible inflation conjuguée à une croissance économique modérée, observée pendant une bonne partie des années 2016 et 2017. Alors que les investisseurs s’adaptent à un nouveau régime de détermination des prix, cela est susceptible d’alimenter de nouveaux accès de volatilité.

Toutefois, nous restons globalement optimistes quant à la croissance économique et pensons qu’il convient de replacer la récente accentuation de la volatilité dans son contexte: en effet, il s’agit d’un simple retour à la normale après le régime de volatilité singulièrement faible observé jusque début 2018.

 

À votre avis, quels sont les principaux risques auxquels les investisseurs sont désormais confrontés?

Nous définissons le risque comme la possibilité d’une perte de capital permanente. À nos yeux, le principal risque auquel les investisseurs sont confrontés est toujours le même: celui qui consiste à acheter des actifs surévalués. D’après nous, la volatilité des prix des actifs constitue davantage des opportunités d’achat qu’un risque.

 

Cet article a été publié initialement dans le magazine SPHERE (N°10 – juillet/septembre 2018)