Une croissance assez faible pour calmer les pressions inflationnistes, mais pas trop faible non plus au risque de provoquer une récession, c’est sur cette trajectoire idéale que la Fed voudrait voir évoluer l’économie. C’est le scénario de la "désinflation immaculée". A ce stade, on n’en est pas très éloigné mais sans garantie pour la suite. Depuis un an, une chute en récession est présentée comme un risque imminent; depuis un an, ce risque est sans cesse repoussé dans le temps. Entre temps, la politique monétaire a été tellement durcie que la Fed envisage d’arrêter de monter ses taux. L’inflation n’est pas encore rentrée dans le rang mais les signaux faibles d’affaiblissement du cycle s’accumulent.
Focus US par Bruno Cavalier, Chef Economiste et Fabien Bossy, Economiste
Où se situe présentement l’économie US dans le cycle? Avouons qu’il y a de quoi être un peu perdu. Les indicateurs d’activité et de demande ne dégagent pas une tendance précise, ni à la hausse ni à la baisse. Au début du T1, ils semblaient pointer vers une accélération de la croissance, mais après révisions, il n’y eut rien de tel. Au T1, la hausse du PIB réel a été assez médiocre pour les standards des Etats-Unis: +1.3% t/t en rythme annualisé, deux fois plus faible qu’au S2 2022 et inférieure à ce que la Fed considère être le rythme potentiel (1.8%)(1). A ce stade, la situation au T2 semble de la même eau comme le suggère le dernier Livre Beige, à savoir une croissance positive mais faible.
Au voisinage d’une croissance zéro, il est improbable que les facteurs de résilience ayant permis d’absorber les chocs passés perdurent. D‘ores et déjà, les profits des sociétés ont commencé à s’éroder, après une envolée exceptionnelle en 2021 et 2022. Sur le marché du travail, autre pôle de résilience, il y a quelques signaux faibles de dégradation par rapport à une situation par ailleurs meilleure que la normale. Les créations d’emploi restent fortes, mais sous la surface, il y a des disparités frappantes. Sur les six derniers mois, 77% des créations nettes d’emploi sont venues de l’administration, de la santé, de l’éducation, des loisirs et des services à la personne. Ces secteurs pèsent 46% de l’emploi total et 30% de la valeur ajoutée. Les secteurs cycliques, tels que l’industrie, la construction et le commerce, ne recrutent presque plus; idem pour les services aux entreprises (graphe). Une modeste contraction de l’activité à la
fin 2023-début 2024 est la vue centrale du staff de la Fed, une fois que tous les effets du resserrement monétaire seront ressentis. Quoi qu’il en soit, la vue du consensus est que la croissance sera en moyenne plus faible en 2024 qu’en 2023 (graphe). Ce n’est pas le moment de faire une erreur de politique monétaire.
Economie
Confirmant le signal positif des ventes au détail, les dépenses de consommation ont nettement augmenté en mai (+0.8% m/m), plus vite que le revenu des ménages (+0.4%), ce qui aboutit à un repli du taux d’épargne de 4.5% à 4.1%. Le déflateur des dépenses ressort à 4.4% sur un an (-1pt depuis le début de l’année) mais l’indice « supercore » qui couvre les prix des services hors logements et énergie ressort à 5.2% sur un an, un niveau assez stable depuis quelques mois.
Le Livre Beige (arrêté au 22 mai) dépeint, comme en avril, une économie américaine proche de la stagnation. Sur les douze districts, quatre signalent une modeste hausse de l’activité, six une stabilité et deux une légère contraction (Philadelphie et New York). Les dépenses des ménages continuent de progresser, surtout dans les loisirs et la restauration. Le rapport observe toutefois une hausse des défaillances sur les crédits à la consommation et un pincement des budgets pour les ménages ayant des revenus bas ou intermédiaires. La faiblesse est notée dans les services de transports (« freight recession« ), l’industrie manufacturière et la construction commerciale. La croissance de l’emploi se poursuit à mais un rythme plus faible que les derniers mois. Même remarque pour les prix. En équivalent ISM, notre indice lexicographique du Livre Beige ressort à 50.4 (-1 point) au plus bas depuis 2020.
Le rebond surprenant des indicateurs d’activité dans l’immobilier résidentiel depuis quelques mois se confirme dans les évolutions récentes des prix des logements de mars. Après hui mois de baisse à la file (-4.6% cumulé), l’indice S&P/Case-Shiller regagne 0.5% m/m en avril. L’indice de la FHFA qui avait moins baissé se redresse pour le troisième mois de suite et marque un nouveau point haut.
En avril, selon le rapport sur les flux du marché du travail (JOTLS), les entreprises ont augmenté leurs offres d’emploi (c’est surtout le fait des PME). Le nombre de postes vacants a rebondi au-dessus de la barre des 10 millions, soit 1.8 fois le nombre de chômeurs enregistrés. A l’opposé, le taux de démissions continue de refluer pour ressortir à 2.4%, au plus bas depuis fin 2020. Cet indicateur est procyclique. Sa baisse continue depuis six mois témoigne d’un marché du travail un peu moins tendu.
En mai, la confiance des directeurs d’achats du secteur manufacturier est resté faible (-0.2pt à 46.9). Sur les dix-huit industries couvertes, 17 sont en zone de stagnation. Les détails sont tout aussi médiocres, en particulier le nouveau repli des nouvelles commandes (a-3.1pts à 42.6). L’indice ISM des prix payés a rechuté.
Politique monétaire et budgétaire
Le 28 mai, après des semaines de négociations tendues, Joe Biden et le Speaker McCarthy sont parvenus à un accord pour éviter un défaut de paiement le 5 juin (la date critique avait été initialement estimée au 1er juin). En échange d’un relèvement du plafond sur la dette fédérale jusqu’en janvier 2025, soit après les prochaines élections, l’accord prévoit de geler les dépenses discrétionnaires hors défense en 2024 et de limiter leur hausse à 1% en 2025. Cela représente un resserrement modeste de la politique budgétaire puisque les dépenses concernées ne pèsent qu’environ 12% du total. La Chambre a adopté cet accord le 31 mai par 317 voix contre 117 (parmi eux, 71 Républicains). Le Sénat a fait de même le 1er juin par 63 voix contre 36 (là encore, surtout des Républicains).
Près de trois mois après la chute de Silicon Valley Bank, les indicateurs de stress bancaire continuent de s’apaiser. Au 31 mai, le recours au discount window de la Fed est presque retombé à zéro après être monté à 153Md$ le 15 mars. L’engagement au titre du BTFP se situe au voisinage de 90Md$. L’érosion des dépôts bancaires dans les banques de taille moyenne paraît stabilisée.
A suivre cette semaine
Le calendrier de publications macro est peu fourni la semaine prochaine. Le plus notable sera l’enquête ISM du secteur des services (le 6 juin). Les membres du FOMC seront silencieux selon l’usage jusqu’à la prochaine réunion du 15 juin. Au menu, il y a trois choix possibles comme l’a décrit récemment le gouverneur Christopher Waller: monter les taux (hike), acter une pause (pause) ou juste passer son tour en gardant toutefois un biais haussier pour la réunion du 26 juillet (skip). Les dernières déclarations suggèrent que ce dernier choix domine. En particulier, Philip Jefferson, qui est vice-président du Board et dont les positions font échos à celles de Jerome Powell, s’est déclaré en ce sens. Hier, les futures sur fonds fédéraux allouaient une probabilité de 28% à une hausse en juin et de 72% en juillet.
(1) Pour compliquer l’analyse, le GDI (Gross Domestic Income), qui est un concept comparable au PIB (Gross Domestic Product), mais calculé en fonction des revenus par agents et non en fonction des postes
de demande, s’est contracté au T1 (-2.3% t/t annualisé) et au T4 (-3.3%). Sous cet angle, l’économie US serait déjà en « récession technique ». Rappelons que le PIB réel avait baissé au S1 2022.
Sources : Thomson Reuters, Bloomberg, ODDO BHF Securities