De nombreux officiels de la Fed ont tout fait pour piloter les attentes des marchés en faveur d’un statu quo à la réunion du 14 juin. La Fed n’est pas prête pour autant à tirer un trait définitif sur les hausses de taux. Jerome Powell laissera sans doute entendre qu’une hausse en juillet reste possible, gardant de la flexibilité au cas où l’économie n’évoluerait pas dans le sens désiré. C’est ce qui s’est passé en Australie et au Canada, qui avaient entamé une pause avant de remonter leur taux. Aux Etats-Unis, les données macro pointent vers un affaiblissement de la demande, une condition nécessaire pour réduire les tensions inflationnistes. On pense donc que la pause sera durable.

Focus US par Bruno Cavalier, Chef Economiste et Fabien Bossy, Economiste

 

Sauf surprise, le FOMC devrait laisser la fourchette des taux directeurs de la Fed inchangée à 5-5.25% lors de sa prochaine réunion de politique monétaire le 14 juin. Cela mettrait un terme à une série de dix hausses de taux consécutives, pour un total de 500pdb. Mais s’agira-t-il d’un arrêt définitif ou seulement temporaire?

2023.06.12.cycles de resserrement monétaire de la Fed
US : estimation du « taux terminal »(FOMC en mars 2023)
Sources : Thomson Reuters, Fed, ODDO BHF Securities

L’expérience historique aux Etats-Unis invite à penser qu’une pause, une fois amorcée, se révèle définitive. Par le passé, il est arrivé que la Fed tâtonne au début ou au milieu d’un cycle de resserrement monétaire, par exemple en 2016 et 2017, mais pas à la fin (graphe). Toutefois, la période actuelle est particulière en raison de l’ampleur et de la durée du choc inflationniste. Cette semaine, la Banque du Canada a monté ses taux après avoir laissé entendre en janvier que le resserrement était fini et la Banque d’Australie a fait de même après avoir deux fois passé son tour. Dans ces deux pays, le motif invoqué est que l’inflation ne reflue pas aussi vite que désiré. La Fed est confrontée exactement au même problème: la désinflation est engagée, voire très avancée, en ce qui concerne les biens manufacturés, l’énergie, l’alimentation mais elle peine à se matérialiser en ce qui concerne les prix des services. La prudence impose à la banque centrale de se garder une certaine flexibilité d’action. Si l’économie continue de bien encaisser aux chocs adverses, la Fed pourrait avoir à poursuivre le resserrement monétaire.

2023.06.12.estimation du taux terminal(FOMC en mars 2023)
US : estimation du « taux terminal »(FOMC en mars 2023)
Sources : Thomson Reuters, Fed, ODDO BHF Securities

Comme chaque fin de trimestre, la prochaine réunion du FOMC donnera lieu à la mise à jour des projections de chacun de ses membres et du scénario de taux associé. Cela pourrait indiquer où penche la Fed. En mars, lorsque le taux directeur était à 4.63% (fourchette 4.50-4.75%), une large majorité du FOMC, soit 10 membres sur 18, voyaient le taux terminal à 5.13%, c’est-à-dire son niveau actuel. On a tout lieu de penser que Jerome Powell, qui a une influence décisive dans les délibérations, était parmi eux. Sept autres voyaient un taux terminal un peu plus haut (graphe). Les évolutions économiques des trois derniers mois ont-elles pu faire évoluer les positions des uns et des autres?

2023.06.12.inflation sous-jacente
US : inflation sous-jacente
Sources : Fed, ODDO BHF Securities

En mars, le scénario médian prévoyait que la croissance du PIB réel serait à +0.4% à la fin de l’année(1). Avec les données actuelles, l’acquis de croissance est déjà de +0.3 points. A moins que l’économie tombe en récession sans tarder, il y a peu de place pour une révision vers le bas. Le staff de la Fed a un scénario (non chiffré) de récession technique, mais seulement au T4 2023 et T1 2024, et Jerome Powell, du moins jusqu’au mois dernier, ne partageait pas une vue aussi sombre des perspectives. Sur l’inflation, le FOMC devra intégrer le fait que l’indice sous-jacent est resté quasi stable ces derniers mois, s’écartant un peu vers le haut de la trajectoire qui devait l’amener à 3.6% à la fin 2023, puis 2.6% à la fin 2024 (graphe). La projection centrale d’inflation sera revue à la hausse.

En somme, il n’y a pas eu de déviations majeures par rapport aux attentes et il y a peu de changements substantiels à attendre dans les projections. La thèse centrale reste que les effets des hausses de taux vont continuer de se diffuser dans l’économie réelle. Il devrait s’en suivre une baisse de l’inflation sur fond de redressement modéré du chômage, de l’ordre d’un point par rapport au niveau actuel. Dans une récession-type aux Etats-Unis, la hausse du taux de chômage est trois plus élevée en moyenne, et parfois bien davantage (plus de 5 points en 2008-2009). Faut-il pour autant parler de soft landing? Une certaine confusion existe autour de ce terme, qui peut décrire deux états de la nature bien différents, ayant des implications opposées de politique monétaire.

Un premier cas pourrait apparaître si l’on revenait à la thèse d’une inflation purement transitoire, imputable aux chocs d’offre de la pandémie (confinement, pénurie, etc.). Ces chocs étant désormais surmontés, il suffirait juste de patienter un peu plus longtemps pour que la correction se diffuse à l’ensemble des catégories de prix. Il n’y aurait alors nul besoin de garder une politique monétaire aussi restrictive qu’aujourd’hui. Au contraire même, la Fed devrait commencer à penser à assouplir sa politique pour éviter un choc sur l’activité qui n’aurait rien de nécessaire pour calmer l’inflation. La Fed est loin de cette vue, faut-il le préciser. On peut certes admettre que certaines composantes du choc d’inflation sont réversibles par elles-mêmes, mais pas toutes, ce qui justifie des garder des taux élevés pour peser sur la demande. C’est aussi pourquoi la Fed reste prudente sur la trajectoire de désinflation, évitant d’attiser les attentes d’assouplissement monétaire.

2023.06.12.estimation du taux naturel
US : estimation du taux naturel (r-star)
Sources : Fed, ODDO BHF Securities

Un deuxième cas de soft landing pourrait apparaitre s’il se révélait que le taux neutre (ou taux naturel ou r-star) est en fait plus élevé qu’on ne le pense. Ce taux neutre était évalué au voisinage de 4.5% avant la crise financière de 2008. Il était tombé vers 2.5% dans les années suivantes car cette crise avaient affaibli durablement les facteurs de production et réduit le potentiel de croissance. Les derniers travaux des économistes de la Fed le situeraient plutôt entre 3% et 3.5% et sur une pente légèrement ascendante (graphe). Si les dépenses d’investissement, par exemple dans le domaine de l’IA ou de la réindustrialisation, aboutissaient à améliorer la productivité de l’économie américaine, le taux neutre se redresserait encore. Dans cette hypothèse, il faudrait admettre que la politique monétaire n’est pas aussi restrictive qu’il ne paraît à première vue. Un taux directeur à 5% est restrictif en regard de ce qui était considéré comme normal dans la décennie post-crise financière. Il n’a rien de si exceptionnel si on prend une perspective plus longue. Mais alors, il n’y a pas de raison de baisser les taux.

Le scénario doré (désinflation/soft landing/baisse des taux) paraît un peu trop beau pour être crédible. Les indicateurs cycliques laissent plutôt attendre une nette modération des rythmes d’activité et d’emploi (Voir Focus-US du 2 juin: « La croissance US bientôt en mode pause« ). Il faut en passer par là avant que la Fed puisse déclarer sa victoire sur l’inflation, et ensuite seulement, envisager un assouplissement monétaire.

Economie

Boom de l’emploi (+339.000) ET hausse du taux de chômage (+0.3 point)… Tel est grossièrement résumé le rapport mensuel du BLS sur le marché du travail en mai. De quoi donc entretenir l’ambiguïté sur l’état de santé de l’économie américaine. Est-ce l’aube d’une récession ou la poursuite d’une expansion? C’est perdre son temps que de chercher à réconcilier tous les signaux donnés par le rapport du BLS. Primo, la masse et la variété des données est si large qu’elle ne saurait se réduire à seulement deux chiffres. Secundo, ces deux statistiques sont tirées d’enquêtes distinctes, l’une auprès d’un panel d’entreprises, l’autre d’un panel de ménages. C’est une autre source de disparités. Le taux de chômage est calculé avec une estimation de l’emploi différente de la mesure usuelle des payrolls. En tendance, ces diverses mesures de l’emploi convergent largement, mais elles peuvent dévier sur courte période. Tertio, il est possible que la qualité de ces estimations se ressente encore des effets de la pandémie puisque le taux de réponse aux enquêtes a baissé ces dernières années.

Mais revenons aux chiffres. Depuis environ un an, le chômage enregistre de petites variations: la hausse du mois dernier ne sort pas de cette bande de fluctuation. On notera tout de même un bond des nouvelles inscriptions au chômage de 233k à 261k sur la semaine du 3 juin. Quant aux créations nettes d’emploi, elles sont concentrées dans les secteurs à faible productivité: +48k dans les loisirs, +97k dans la santé et l’éducation, +56k dans le secteur public. Détail intéressant: la durée moyenne de travail a de nouveau baissé (3ème fois en quatre mois) pour s’établir à -1.5% sur un an. En 2021 et 2022, pour faire face à la pénurie de main-d’œuvre, les entreprises ont eu recours aux heures supplémentaires. Ce n’est plus nécessaire. De ce fait, le volume des heures travaillées est en légère baisse au T2 2023. Ce n’était pas arrivé depuis la récession de 2020. Le marché du travail reste donc solide mais les tensions vont en s’amenuisant. Il s’ensuit que les gains salariaux continuent de ralentir peu à peu. Sur les trois derniers mois, leur hausse est inférieure à 4% en rythme annualisé, au plus bas depuis deux ans, après être passé par un pic à plus de 6% l’an au début 2022.

En mai, l’indice ISM-services a baissé de 1.6pts à 50.3, point bas de l’année. Le repli est dû surtout à l’érosion des nouvelles commandes (-3.2pts à 52.9). L’indice des prix payés se tasse également (-3.4pts à 56.2), au plus bas depuis le printemps 2020. Les commentaires de l’enquête décrivent une stabilisation des conditions d’activité et ne sont pas exagérément inquiets.

Politique monétaire et budgétaire

Après l’accord pour relever le plafond de dette, le Trésor va reprendre ses émissions de titres afin non seulement de couvrir ses dépenses mais aussi de reconstituer un matelas de liquidités. En janvier dernier, quand le plafond avait été atteint, le compte courant du Trésor auprès de la Fed (TGA) était crédité d’environ 600Md$. Il était tombé à 23Md$ le 1er juin (78Md$ au 7 juin). Le Trésor prévoit de revenir à 600Mds à la fin septembre, l’essentiel du remplissage devant se faire d’ici fin juin (425Md$). De même que la baisse du TGA injecte des liquidités dans le système financier, sa hausse va en retirer, ce qui peut avoir des effets indésirables sur la valorisation des actifs risqués. Certains voient là un risque de rechute des marchés. Depuis son point bas post-SVB, l’indice S&P500 a progressé de 11%, et plus de 20% depuis son point bas d’octobre dernier. La fragilité des marchés tient aussi au fait que le rally récent est concentré sur une poignée de sociétés liées à la technologie et l’IA.

A suivre cette semaine

La réunion du FOMC le 14 juin sera l’évènement-clé. C’est la première fois après dix hausses à la suite que l’immense majorité des Fed watchers s’attend à un statu quo sur les taux. Plusieurs poids lourds de la Fed se sont positionnées en ce sens ces dernières semaines. L’idée est de sauter cette réunion mais en se laissant la flexibilité de reprendre les hausses de taux en juillet si cela s’avère nécessaire. Sauf surprise, cela devrait être le message central de Jerome Powell.

La statistique pouvant provoquer un changement de pied du FOMC à la dernière minute est le chiffre d’inflation publié la veille, même si cela nous semble improbable. L’effet de base est favorable (le CPI avait monté de 0.9% en mai 2022, le CPI sous- jacent de 0.6%). De plus, les prix de l’essence ont encore un peu baissé sur le mois écoulé. Le taux d’inflation devrait donc nettement fléchir, de 4.9% vers 4.1% pour l’indice total. Une mauvaise surprise est toujours possible en ce qui concerne les prix de services, comme on l’a vu plusieurs fois ces derniers mois. Le reste de l’agenda statistique est chargé: prix à la production (le 14), ventes au détail, production industrielle, enquêtes dans le secteur manufacturier à New York et Philadelphie (le 15), indice de l’Université du Michigan sur la confiance des ménages (le 16).

 

(1) Le FOMC publie ses projections économiques sur la base de niveaux ou de glissements en fin d’année (T4/T4) et sans donner le profil infra-annuel. Ce n’est donc pas directement comparable avec les prévisions d’autres organismes qui sont, selon l’usage, exprimées sur la base d’une année complète.