Un marché post-Covid qui peine à retrouver son dynamisme, une entrée en fanfare des constructeurs chinois sur le marché du véhicule électrique et la concurrence américaine dopée à l’Inflation Reduction Act… Face à la multiplication des menaces, faut-il pour autant enterrer le marché européen de l’automobile? Rien n’est moins sûr!

Début mars, le porte-conteneurs chinois Explorer No. 1 faisait son entrée dans le port allemand de Bremerhaven, dans la mer du Nord. Si le débarquement de produits chinois dans cette porte d’entrée du Vieux Continent n’a strictement rien d’anormal, le contenu du navire, lui, sortait quelque de l’ordinaire. 5’000 voitures électriques flambant neuves du constructeur chinois BYD, destinées à être vendues sur le marché européen. Historiquement, c’est plutôt l’Allemagne qui exporte ses berlines haut de gamme vers la Chine que l’inverse. Mais le vent est en train de tourner.

Dans le cadre de sa stratégie tous azimuts de sortie des énergies carbone, l’Empire du Milieu a en effet mis plein gaz sur la voiture électrique, alternative plus écologique au véhicule thermique. «L’objectif de la Chine est de dominer le marché mondial du véhicule électrique», affirme Anthony Morlet-Lavidalie, économiste chez Rexecode, un institut indépendant de conjoncture économique. Une stratégie nationale récemment illustrée par la visite de Xi Jinping en personne dans une usine fabriquant des composants pour batteries dans la ville de Changsha, dans le sud du pays.

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La Chine exporte à tour de bras

Plusieurs constructeurs chinois, dont BYD, SAIC-GM-Wuling Automobile (une coentreprise entre General Motors et deux constructeurs chinois) et Geely ont mis le cap sur la voiture électrique, les usines de batterie poussent comme des champignons et la production grimpe à toute vitesse. Plus d’un quart des véhicules vendus en Chine sont désormais électriques, faisant de l’Empire du Milieu le premier marché du véhicule électrique au monde.

Mais les constructeurs chinois sont également en train de devenir des champions de l’exportation. En 2019, la Chine exportait cinq fois moins de voitures que l’Allemagne; en 2023, elle en a vendu 50 % de plus. L’an passé, BYD a grillé la priorité à Tesla en nombre de voitures vendues dans le monde. «La Chine va tellement vite qu’elle nous laisse peu de temps pour réagir. En 2019, elle exportait à peine 700’000 voitures. Aujourd’hui, elle est devenue le premier exportateur mondial, et de très loin, avec 4,4 millions de voitures particulières (hors véhicules commerciaux) exportés en 2023. À titre de comparaison, le Japon et l’Allemagne sont entre 2,5 et 3 millions d’unités exportées», note Anthony Morlet-Lavidalie.

Une montée en puissance qui vient menacer les constructeurs européens, qui jusqu’à très récemment détenaient une confortable part de 85% sur le marché automobile du Vieux Continent, selon Jamel Taganza, associé du cabinet Inovev, plateforme de données et d’analyse sur l’industrie automobile mondiale. D’autant que ceux-ci sont également mis en difficultés par la hausse des coûts de l’énergie et la concurrence d’outre-Atlantique, où le président américain Joe Biden, a mis en place un gigantesque plan d’investissement dans la transition énergétique, l’Inflation Reduction Act, qui verse de juteuses subventions aux entreprises fabriquant des véhicules électriques et des batteries sur le sol américain. Suite au passage de ce dernier, Hildegard Müller, à la tête du principal lobby allemand de l’automobile, a ainsi appelé à une réponse européenne afin d’éviter que les constructeurs du Vieux Continent ne soient décimés.

Les constructeurs européens ont de la marge sur les prix

On aurait toutefois tort de vendre la carrosserie des constructeurs européens avant que ceux-ci ne soient envoyés à la casse. Tout d’abord, le marché des véhicules électriques est en plein essor, ce qui permet à de nombreuses entreprises d’y prospérer. Leurs ventes ont explosé de 35% en 2023. En quatre ans, elles sont passées de 1% du marché à 13%. Un véhicule sur sept vendu dans le monde était électrique en 2022: l’an dernier, cette proportion est passée à un sur cinq.

Certes, les constructeurs chinois offrent une compétitivité prix redoutable. «Il est probable que la nouvelle BYD Seal se vende à un prix deux à trois fois inférieur aux modèles concurrents européens», affirme Anthony Morlet-Lavidalie. Cependant, les prix plus élevés pratiqués par les constructeurs européens sont autant dus à des facteurs exogènes, comme le coût du travail plus élevé dans l’UE qu’en Chine, qu’à un positionnement commercial, selon Jamel Taganza, associé du cabinet Inovev, plateforme de données et d’analyse sur l’industrie automobile mondiale.

«En France, une Peugeot 208 électrique commence à 33 000 euros, contre 18 000 pour son homologue thermique», note l’expert. Un positionnement qui peut donc changer pour être plus compétitif face aux nouveaux entrants chinois. «Sur le véhicule électrique, les constructeurs européens ont choisi de s’adresser aux CSP+. Volkswagen vend son modèle ID.3 en entrée de gamme deux fois plus cher en Europe qu’en Chine. J’ai du mal à croire que cet écart soit uniquement lié à la différence de coût de la main-d’œuvre.»

Conscients du danger, les constructeurs européens ont d’ailleurs déjà commencé à proposer des véhicules à des prix plus abordables, avec l’arrivée de modèles comme l’ë-C3 chez Stellantis, et la R5 de Renault, autour de 25 000 euros. Les deux groupes ont même annoncé la future mise sur le marché de modèles à moins de 20’000 euros, ce qui, avec les aides comme le bonus écologique ou la prime à la casse, dont bénéficient par exemple les automobilistes français, permet d’obtenir des tarifs compétitifs avec ceux des véhicules thermiques.

Les constructeurs du Vieux Continent peuvent d’autant plus se permettre d’augmenter leurs tarifs qu’ils ont vu leurs marges s’accroître depuis le Covid, selon Jamel Taganza. «Depuis la pandémie, les constructeurs européens ont connu une baisse de leurs volumes de vente, et ont réagi en privilégiant la valeur sur le volume, sans nécessairement renégocier leurs prix d’achat auprès de leurs fournisseurs, ce qui leur a permis d’augmenter leurs marges à court terme.»

Le pari réussi de Stellantis et BMW

En outre, malgré la concurrence croissante des constructeurs chinois, les Européens continuent de se tailler la part du lion sur le Vieux Continent. Ainsi, sur les immatriculations en 2023 en Europe, outre Tesla, qui enregistre 279’042 nouvelles voitures, soit une hausse vertigineuse de 89%, Dacia (filiale de Renault) et Skoda (Volkswagen) passent tous deux la barre des 500’000 voitures vendues, avec des progressions respectives de 18% et 26%. Côté Renault, les chiffres sont en hausse de 16%.

Ceux qui tirent le mieux leur épingle du jeu sont ceux qui ont su se montrer patients et construire leur stratégie autour de l’électrique sur leur expertise existante, selon Philippe Houchois, expert de l’industrie automobile. «Il y a environ cinq ans, certains, voyant le succès de Tesla, ont voulu reproduire son modèle, repartir de zéro et casser rapidement les barrières. D’autres, comme Stellantis et BMW, ont été plus prudents et ont patiemment adapté leurs véhicules existants à la nouvelle donne électrique. Ils ont été critiqués par les puristes, mais aujourd’hui ce sont eux qui s’en tirent le mieux et parviennent à proposer les véhicules les moins chers.»

Les groupes européens ont également commencé à s’associer avec leurs rivaux asiatiques afin d’assurer leurs arrières, à l’image de Stellantis, qui a signé un accord avec la société chinoise Leapmotor.

Un nécessaire protectionnisme européen

Reste que les constructeurs européens font aujourd’hui face à une concurrence déloyale, selon Anthony Morlet-Lavidalie. «L’industrie chinoise est parvenue à proposer des modèles très compétitifs grâce à une maîtrise de l’intégralité de la chaîne de valeur, à l’innovation et à la robotisation. Mais aussi grâce à des subventions très importantes de la part de Pékin, qui a fait du véhicule électrique une cause nationale et porte l’industrie à bout de bras en l’inondant d’argent public. Il est donc important que l’Europe défende aussi ses propres constructeurs.»

Une piste consiste notamment à jouer sur l’impact carbone plus faible des véhicules électriques produits dans l’Union européenne, l’énergie étant beaucoup plus carbonée en Chine que sur le Vieux Continent. L’UE mise du reste déjà sur cette stratégie à travers le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF), mais celui-ci n’est pour l’heure pas assez bien conçu, selon l’expert. «Ce mécanisme ne concerne que les matières premières et non les biens manufacturés, il risque donc d’avoir des effets pervers. Par exemple, on taxe l’importation d’acier chinois puisque celui-ci est fortement carboné, mais pas celle de voitures construites avec cet acier. Les constructeurs européens sont donc en l’état incités à délocaliser leur production vers la Chine, une aberration qu’il faudrait corriger.»

L’objectif que l’UE s’est fixé d’atteindre le 100% électrique d’ici 2035 est toutefois trop ambitieux, du point de vue de Jamel Taganza. «Cela requiert une capacité des constructeurs européens à produire suffisamment de véhicules, mais aussi des pays (y compris l’Espagne, la Roumanie, l’Italie…) à fournir les capacités de recharge suffisantes et à large échelle. À titre de comparaison, la Chine a mis vingt ans à passer de 0 véhicule électrique à 25% du marché aujourd’hui. Pour nous qui n’avons commencé réellement à vendre des véhicules 100% électriques quà la sortie du COVID, nous voulons aller beaucoup plus vite que la Chine avec un modèle politique moins autoritaire et centralisé… Voilà qui semble peu réaliste.» Mercedes, qui avait annoncé l’abandon du véhicule thermique pour 2030, vient d’ailleurs de rétropédaler.