Pilier du commerce international, l’industrie pourrait voir son importance s’accroître encore avec la progression de l’économie mondiale et le recul d’alternatives fortement carbonées, en tête desquelles l’avion. Si son empreinte carbone est comparativement avantageuse, elle doit toutefois déployer d’importants efforts pour se mettre au vert.

Lancée par Ursula von der Leyen en personne, la bouteille de champagne vient se fracasser contre la coque du mastodonte, suscitant une vague d’applaudissements parmi la foule. Fraîchement baptisé, le Laura Maersk prend le large. Son imposante silhouette de 172 mètres de long quitte le port de Copenhague, véritable pachyderme de métal, sans laisser dans son sillage le moindre parfum de mazout, la moindre fumée noire. Nous sommes le 14 septembre 2023 et le premier porte-conteneurs au monde naviguant entièrement au méthanol vert effectue un dernier tour de rodage avant son entrée en service dans la Baltique le mois suivant.

Entre les goulets d’étranglement post-Covid, les tirs des rebelles Houthis dans le golfe d’Aden et les sanctions internationales contre la Russie qui conduisent à une explosion du nombre de navires fantômes, l’actualité n’a pas été tendre avec le secteur du fret maritime. Pourtant, l’exemple du Laura Maersk prouve qu’il s’agit d’un secteur capable de se réinventer pour faire face aux défis de demain.

80% des produits échangés transitent par un porte-conteneurs

Malgré ses difficultés conjoncturelles, l’industrie du fret maritime constitue la colonne vertébrale de l’économie mondiale, et ce n’est pas près de changer. 80% des produits échangés dans le monde transitent par un porte-conteneurs. L’importance du fret maritime devrait encore se consolider avec la croissance de l’économie mondiale et donc du commerce international au cours des prochaines décennies, alors que les alternatives, comme le transport routier et aérien, deviennent de moins en moins viables face à l’impératif écologique, le fret étant bien moins émetteur de CO2 que ces deux options. En dépit d’une actualité difficile, le secteur ne connaît pas la crise: en 2023, 1 977 nouveaux vaisseaux ont été commandés, contre 1 538 en 2022. La quantité de biens échangés par voie maritime devrait croître de plus de 2% par an d’ici 2028 et tripler d’ici 2050.

Comparativement avantageuse, l’empreinte carbone du fret maritime demeure toutefois non négligeable. La plupart des porte-conteneurs actuellement en circulation tournent grâce à des carburants à base de pétrole. L’industrie compte ainsi pour entre 2 et 3% des émissions de CO2 totales, selon les estimations. Surtout, celles-ci pourraient doubler d’ici 2050 en l’absence d’efforts importants pour décarboner.

Un nombre croissant de réglementations et d’accords internationaux visent à atteindre cet objectif. Depuis le 1er janvier 2024, l’industrie fait partie du système d’échange de quotas d’émission de l’Union européenne. La Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement a pour sa part appelé les transporteurs, les autorités portuaires, les fabricants, investisseurs, producteurs d’énergie et distributeurs à travailler de concert pour aider à la décarbonation du fret maritime. L’Organisation maritime internationale s’est fixé pour objectif de réduire ses émissions de 70% d’ici 2050 par rapport au niveau de 2008, et le Royaume-Uni a investi 77 millions de livres sterling pour verdir ce secteur essentiel de l’économie.

L’essor des carburants écologiques

Comme souvent, le nerf de la guerre repose sur l’énergie, et plus particulièrement sur le mode de propulsion des vaisseaux. L’un des moyens les plus sûrs de verdir le secteur consiste à remplacer les carburants actuellement utilisés par des alternatives faiblement émettrices en CO2. L’une des options les plus populaires est le méthanol vert. A.P. Moller-Maersk (propriétaire du Laura Maersk) et CMA CGM, géants respectivement danois et français du secteur, planchent de concert sur cette option pour ramener leurs émissions carbones à zéro. Les deux entreprises ont signé un accord visant à produire ce composant chimique en masse et à doter vaisseaux et ports des infrastructures adaptées pour en faire le choix de carburant par défaut.

Autre option: l’ammoniac. Dans un scénario sur la décarbonisation de l’économie, l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) prévoit que 50% des cargos utiliseront ce mode de propulsion en 2050. «Nous voyons dans l’ammoniac un bon candidat pour décarboner les longs trajets transocéaniques», affirmait ainsi Elizabeth Connelly, experte technologie et transports pour l’AIE, lors d’un sommet organisé par l’organisation maritime internationale en octobre 2022.

Wärtsilä, géant finlandais des générateurs électriques et moteurs de bateaux, en a fait l’un de ses chevaux de bataille. En novembre, l’entreprise a mis sur le marché un moteur fonctionnant grâce à un mélange de gaz et d’ammoniac (pour des raisons techniques liées à l’ignition, un moteur ne peut pas tourner à 100% à l’ammoniac), avec à la clef des émissions réduites de 70% par rapport à un moteur traditionnel, selon l’entreprise. Wärtsilä s’est également associé à Eidesvik Offshore, entreprise de fret maritime norvégienne, afin de convertir l’un de ses cargos à la propulsion par ammoniac. Le navire devrait être opérationnel l’an prochain.

Le défi du passage à l’échelle

Les carburants alternatifs ont toutefois plusieurs défauts. D’abord, ils prennent beaucoup plus de place à bord que les carburants à base de pétrole. «L’espace sur un navire est toujours optimisé pour embarquer un maximum de marchandises ou de passagers. La place requise pour stocker le méthanol est près de deux fois supérieure par rapport aux carburants existants, et pour l’ammoniac, elle est presque quatre fois plus importante. Cependant, c’est un compromis acceptable pour décarboniser le transport maritime. En revanche, pour l’hydrogène, l’espace nécessaire est près de 20 fois supérieur. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous ne prévoyons pas que l’hydrogène joue un rôle majeur en tant que carburant maritime», résume Roger Holm, Président de Wärtsilä Marine.

En outre, la majorité de l’ammoniac aujourd’hui produit l’est à base d’énergies fossiles, à travers un processus très émetteur en CO2. L’ammoniac est en outre un élément toxique et corrosif : en cas de fuite, il peut être mortel pour l’humain et la vie aquatique. De petites usines ont toutefois commencé à produire de l’ammoniac vert au Royaume-Uni et au Japon, et d’autres projets pilotes doivent se lancer aux États-Unis, en Norvège, en Australie, en Égypte et en Arabie Saoudite. L’industrie étudie également la mise en place de dispositifs de sécurité embarqués visant à limiter au maximum les risques d’accident.

L’obstacle principal reste cependant le faible développement de ces énergies, ainsi que la nécessité de remplacer les bateaux existants et d’adapter les infrastructures portuaires. «Ces carburants verts ne sont à l’heure actuelle disponibles qu’en très petites quantités», concède Roger Holm.

L’avènement des corridors verts

Pour cette raison, les acteurs de l’industrie se mobilisent pour établir des «corridors verts», soit des routes reliant les ports qui soutiennent des solutions à zéro émission. L’objectif : offrir des conditions économiques, logistiques et politiques favorables au transport maritime à zéro émission, réduisant les risques et créant des incitations pour les premiers adoptants de carburants propres.

«Les corridors maritimes verts sont la voie vers un avenir de transport maritime plus propre et plus durable. Bien qu’ils ne soient pas encore une réalité à grande échelle, des initiatives précoces ouvrent la voie. Par exemple, Zero Emission Energy Distribution at Sea propose des chaînes régionales de centres de distribution d’énergie propre pour approvisionner les navires en carburant.

 Cependant, à plus long terme, afin de maximiser réellement l’impact des corridors maritimes verts, gouvernements, propriétaires et exploitants de navires, entreprises technologiques et fournisseurs de carburant doivent former un véritable écosystème. Bien que cela nécessite une coordination soigneuse, il y aura des avantages pour tous les acteurs. Travailler ensemble évitera le problème de l’œuf et de la poule pour déterminer si ce sont les propriétaires de navires ou d’infrastructures qui devraient investir en premier dans les carburants de demain», détaille Roger Holm.

Un consortium rassemblant le grec Star Bulk et l’allemand Oldendorff Carriers vise à ouvrir un tel corridor entre l’Australie et l’Asie du Sud-Est, tandis qu’un autre projet a pour but de relier le port de Singapour à ceux de Long Beach et Los Angeles, en Californie.

Malgré l’ampleur du défi, l’industrie n’est en tout cas pas à court d’idées pour baisser son empreinte carbone: cargos électriques, dotés de turbines ou de voiles géantes… Les idées fourmillent et montrent que le secteur n’a pas fini d’innover et de se réinventer.