Une production nucléaire au ralenti, un marché du gaz bouleversé par la guerre en Ukraine et les effets inattendus des vagues de chaleur entraînent les prix de l'électricité en Europe dans une spirale infernale. Jusqu’où les prix peuvent-ils grimper? Quelles sont les conséquences pour l’économie européenne? Aperçu ci-dessous.
Par Charles-Henry Monchau, CIO
Les prix de l’électricité ne cessent de flamber en Europe. Les contrats à terme à un an battent de nouveaux records cette semaine, dépassant pour la première fois les 600 euros le mégawattheure en Allemagne alors qu’ils s’approchent des 800 euros mégawattheure en France (l’équivalent en mégawattheure d’un prix du baril de pétrole à 1,000 dollars…).
Source : Bloomberg
Le nucléaire au centre de la crise
Afin de mieux comprendre les raisons de cette hausse quasi verticale, il est intéressant d’analyser les sources de production d’électricité en Europe. Comme le montre le graphique ci-dessous, l’Europe est fortement dépendante de ses réacteurs nucléaires. Même si ces centrales nucléaires ne représentent environ que 11% de la capacité de production d’électricité de l’Europe, elles étaient de loin les plus grands fournisseurs d’énergie du réseau européen en 2021, produisant 27% de l’électricité du continent.
Source : Energy-charts.info
La moitié de la capacité nucléaire européenne se trouve en France car les autres grands pays européens (dont l’Allemagne) sont progressivement sortis du nucléaire – une erreur stratégique. Mais sur les 56 réacteurs français, 25 sont actuellement à l’arrêt pour maintenance alors que cinq autres ne fonctionnent que de manière limitée. Jamais le nucléaire français n’a produit aussi peu depuis 30 ans. D’après une étude de Gavekal, la capacité nucléaire française est actuellement légèrement supérieure à 50%. En d’autres termes, un quart de la capacité nucléaire européenne est actuellement hors service.
Et rien ne permet d’affirmer que la capacité nucléaire française va bientôt revenir à des niveaux acceptables. En effet, EDF, la compagnie d’électricité nationale, est en proie à d’immenses difficultés financières. Des années d’intrusion de l’Etat sur le marché national de l’électricité ont poussé EDF vers une situation de quasi-faillite avec une EBITA négatif de 13 milliards d’euros en 2021. Des années de pertes cumulées ont empêché EDF de lever les capitaux requis pour entretenir le parc de réacteurs existants et investir dans les capacités de production supplémentaires qui auraient permises de faire face à la hausse de la demande d’électricité. Dans l’immédiat, et malgré la renationalisation par l’Etat, EDF pourrait ne pas être en mesure de remettre ses réacteurs en service dans les délais prévus avant l’hiver.
Des réserves de gaz qui seront probablement insuffisantes
La baisse des capacités de production nucléaire a pour corollaire de solliciter davantage la deuxième source de production d’’énergie, les centrales au gaz. Dans le passé, cette source remplissait parfaitement son rôle d’appoint. Les capacités de réserve étaient telles que toute déficience du nucléaire était aisément compensée. Mais depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie et les sanctions qui ont suivi, la situation est complétement différente. Avec l’interruption de l’approvisionnement en gaz naturel en provenance de Russie, les prix du gaz en Europe ont augmenté de plus de 2’800% au cours des deux dernières années.
Les récentes annonces de restockage du gaz – notamment en Allemagne – ont été interprétées par certains comme le signe d’une possible amélioration de la situation avant cet hiver. Les niveaux de stockage du gaz en Allemagne sont en effet sur le point d’atteindre 90% de capacité avant la fin de l’automne. Ce niveau est celui qui est normalement requis pour que l’Allemagne et de nombreux pays européens puissent passer l’hiver sans problème d’approvisionnement. Mais ce postulat n’est valable si et seulement si le pipeline Nordstream – qui transporte le gaz importé depuis la Russie – fonctionne à plein régime. Hors, ce fameux gazoduc ne fonctionne actuellement qu’à 20%. Il peut d’ailleurs être totalement coupé à tout moment. Vendredi dernier, Gazprom a annoncé son intention de fermer le gazoduc pendant 3 jours officiellement pour maintenance. La fréquence de ces arrêts volontaires de la part de la Russie pourrait accélérer pendant l’hiver. Conséquence: même avec des niveaux de stockage proche de 90 ou 95% dans les prochains mois, l’Allemagne ne disposera probablement pas de suffisamment de gaz cet hiver. Si la Russie réduit encore davantage l’approvisionnement, le niveau de stockage actuel ne sera pas en mesure de couvrir 3 mois de besoin en gaz.
Source : Robin Brooks
Le vieux continent a bien entendu la possibilité de s’approvisionner en gaz ailleurs qu’en Russie. Les européens ont d’ailleurs augmenté leurs importations de LNG (gaz naturel liquéfié) en provenance des Etats-Unis, du Qatar et même… d’Australie. Mais ces «extra» sont évidemment extrêmement couteux. Quant aux énergies propres (photovoltaïques, éoliennes, etc.), elles ne sont pas encore en mesure de combler les capacités manquantes.
L’Europe dispose-t-elle d’autres alternatives?
Le charbon, une option peu attractive
Le risque de pénurie de gaz pour l’hiver a poussé certains pays européens, dont l’Allemagne, à annoncer qu’ils allaient remettre en service des centrales électriques au charbon. Outre les problématiques environnementales, cette option est loin d’être bon marché. Tout d’abord, les prix du charbon en Europe ont augmenté de plus de 150% sur un an pour atteindre un niveau environ cinq fois le prix moyen entre 2010 et 2020. D’autre part, sa forte intensité carbone coute également très cher puisque le prix des émissions de carbone en Europe est actuellement près de six fois supérieur à sa moyenne pour la période 2010-20 (source: Gavekal). Une autre problématique est venue s’ajouter au cours de l’été: celle des coûts de transport. Du fait des vagues de chaleur, les niveaux d’eau des principaux fleuves européens (dont le Rhin) ont atteint leur plus bas niveau depuis 50 ans. En conséquence, de nombreuses barges ne sont plus en mesure de transporter des marchandises, dont le charbon. Les barges en mesure de le faire ont augmenté leurs tarifs de transport du charbon de près de 400% au cours des derniers mois.
Le niveau de l’eau a également des conséquences néfastes sur les sources d’énergie hydraulique, qui constituent la 4ème source de génération d’électricité.
La tempête parfaite
Le marché de l’électricité en Europe fait donc face à un dangereux engrenage: réacteurs nucléaires en sous-capacité, explosion du prix du gaz et du charbon alors même que les énergies renouvelables (hydraulique, éoliennes, panneaux solaires, etc.) ne sont pas encore en mesure de prendre le relais. Prises individuellement, chacune de ces causes serait gérable. Mais le fait que ces crises surviennent au même moment rend la conjoncture exceptionnellement mauvaise.
Alors que de nombreux observateurs se tournent vers les gazoducs russes comme principal indicateur de tendance pour les prix de l’électricité, le «timing» de remise en marche des centrales nucléaires va jouer un rôle prépondérant dans cette crise énergétique. Le salut doit venir de France car Berlin vient de refuser de prolonger la durée de vie des trois dernières centrales nucléaires du pays pour permettre d’économiser du gaz naturel, soulignant que cela ne représenterait que 2% de la consommation allemande. EDF prévoit de redémarrer six réacteurs au cours des quatre prochaines semaines. Si elle y parvient, les prix à terme de l’électricité cet hiver devraient baisser. Si elle échoue, les prix de l’électricité en Europe seront dépendants du gaz naturel russe et risquent donc de rester économiquement prohibitifs.
Quelles conséquences pour l’économie européenne?
L’explosion des prix de l’électricité et du gaz naturel ne sont pas encore tout à fait visibles sur les factures envoyées aux consommateurs et aux entreprises. Des aides ciblées ont permis jusqu’à maintenant d’amortir une partie du choc énergétique, même si la hausse de l’énergie est déjà bien visible dans les chiffres de l’inflation, d’autant plus que la baisse de l’euro ne fait que renchérir le coût des importées. Comme le montre le graphique ci-dessous, l’inflation européenne est beaucoup plus dépendante de l’énergie que celle des Etats-Unis.
Source : Franklin Templeton
De nombreux leaders politiques montent en ce moment au créneau pour préparer leurs pays respectifs à un hiver très compliqué. A moins d’une embellie soudaine du nucléaire et/ou du gaz importé de Russie, le continent européen n’aura d’autre choix que de mettre en place un certain nombre de mesures d’urgence: les premières étapes comprennent une réduction plus ou moins importante de la consommation via des économies volontaires dans les ménages, l’industrie, les services et l’administration publique. Au cas où cela ne serait pas suffisant, de nombreux pays devront se résoudre à mettre en place des restrictions et rationnements qui pourraient toucher l’appareil de production industriel mais aussi des moyens de communication et de transport. L’étape ultime serait une interdiction de l’usage du gaz exception faite des services vitaux (services d’urgence et production de biens à la consommation de base).
Un tel scénario augmenterait bien entendu les risques de récession sur le vieux continent car l’Europe n’aura tout simplement pas assez d’énergie pour faire fonctionner à plein régime son économie, ce qui affectera à la fois l’activité industrielle et la consommation. Le probable rationnement et les prix très élevés payés pour se procurer de l’énergie vont peser sur la compétitivité européenne, annihilant l’avantage compétitif induit par la baisse de l’euro. La récession à laquelle l’Europe sera probablement confrontée cet hiver ne laissera pas pour autant de répit sur le plan de l’inflation: la baisse de la croissance accélère la dépréciation de l’euro ce qui augmente le coût des biens et services importés – dont l’énergie.
Le risque grandissant de stagflation nous incite à être particulièrement prudent sur les actifs européens. Relevons toutefois qu’une partie des mauvaises nouvelles est déjà dans les prix et que cette crise va également créer des opportunités d’investissement.