L’euro a récemment repris du poil de la bête face au dollar. Une tendance qui pourrait bien se poursuivre, d’autant que Donald Trump cherche activement à baisser la valeur du billet vert pour favoriser la réindustrialisation américaine.
En novembre, dans les jours suivants la réélection de Donald Trump, le dollar s’est rapidement apprécié par rapport à l’euro, alors que les investisseurs s’enthousiasmaient pour le programme pro-business de Donald Trump, tissé de promesses de dérégulations, de baisses d’impôts et de politiques technophiles. De 1,12 dollar fin septembre, le cours de l’euro était quasiment retombé à parité avec le billet vert au moment de la prise de pouvoir de Donald Trump.
Mais les choses ont commencé à changer avec la mise en place de l’agenda protectionniste du nouveau président. Début mars, après les premières annonces tarifaires, le dollar avait déjà dévissé de 10% par rapport à l’euro. La chute s’est poursuivie en avril, avec les annonces massives de droits de douane effectuées lors du “Liberation day”, qui ont dépassé les attentes les plus pessimistes. Le 21 avril, l’euro avait atteint 1,15 dollar, un niveau inédit depuis 2021. La baisse peut-elle encore s’accentuer ? L’euro va-t-il dépasser le seuil des 1,20 dollar, comme en 2018 et en 2021?
Une parité suspendue aux décisions de Donald Trump
Pour tâcher d’y répondre, il convient d’abord de souligner combien la situation actuelle est inhabituelle et paradoxale. «Généralement, en période de forte incertitude — ce qui est le cas en ce moment — le dollar, qui joue la fonction de monnaie refuge, a tendance à s’apprécier. Mais cette fois-ci, ce n’est pas ce qu’on observe», note Carl Grekou, économiste au Cepii.
Pour celui-ci, la divergence tient à la fois à la nature des politiques adoptées par Donald Trump et à l’imprévisibilité de sa gouvernance, qui ont plombé la confiance dans l’économie américaine. «Il y a le risque que font peser les tarifs douaniers sur l’économie, mais aussi le flou avec lequel toutes ces politiques ont été menées, qui créé un important niveau d’incertitude, lequel ne profite pas aux États-Unis, dans la mesure où ils sont eux-mêmes l’épicentre du choc.»
Pour l’économiste, le futur de la parité euro/dollar va principalement dépendre de la décision que prendra le président américain à l’expiration de son moratoire de 90 jours sur la plupart des droits de douane annoncés lors du “Liberation Day”, le 2 avril. «Dans le premier scenario, Trump revient sur la majorité des droits de douane annoncés, et conserve seulement la base de 10%, avec peut-être des taux plus élevés contre la Chine. Dans ce cas, le gros du choc sera passé, et la parité sera de nouveau déterminée par les fondamentaux des économies. Avec une croissance qui sera sans doute plus faible en Europe, l’euro pourrait donc légèrement se déprécier. L’autre option, c’est que Donald Trump maintienne la majorité de ses tarifs, auquel cas l’euro pourrait encore s’apprécier face au dollar.»
La doctrine Miran et ses implications
Un autre élément important à prendre en compte est que la dépréciation du dollar n’est pas fortuite: elle est voulue par Donald Trump, qui répète de longue date que le billet vert est trop fort, ce qui handicape les exportations américaines et freine la réindustrialisation qu’il appelle de ses vœux. Cette surévaluation est le corolaire de la position centrale qu’occupe le dollar dans les échanges internationaux, le revers de la médaille du “privilège exorbitant” jadis souligné par Valéry Giscard d’Estaing. Donald Trump, qui n’a aucune intention de faire perdre au billet vert sa position privilégiée, espère utiliser la guerre commerciale pour avoir le beurre et l’argent du beurre : un dollar plus bas, mais qui conserve toute l’importance de sa position dans le système commercial international.
Avec la menace des droits de douane, l’administration Trump entend mettre la pression sur les autres grandes puissances, comme la Chine, l’Union européenne et le Japon, afin de les réunir autour de la table des négociations et signer des “Accords de Mar-a-Lago”, inspirés des accords du Plaza de 1985. En échange d’un retrait de tout ou partie des tarifs douaniers américains, du privilège d’accéder au grand marché que constituent les États-Unis et de la protection de l’armée américaine, les pays signataires accepteraient d’apprécier leur monnaie face au dollar, faisant ainsi baisser celui-ci tout en lui conservant sa position centrale dans le système économique international. C’est la doctrine Miran, du nom de Stephen Miran, le jeune président du Conseil des conseillers économiques de l’administration Trump.
C’est aussi cette volonté affichée du président de voir le dollar se déprécier qui tourne à la prophétie auto-réalisatrice, selon Jean-Marie Cardebat, professeur d’économie à l’Université de Bordeaux et l’Inseec. «Les investisseurs internationaux et marchés financiers entendent les déclarations de Trump sur le dollar, qu’il juge notoirement surévalué, se disent qu’il va tout faire pour diminuer sa valeur, donc vendent leurs dollars par anticipation pour ne pas perdre de l’argent, ce qui fait effectivement baisser la valeur du billet vert», analyse-t-il.
Vers un dollar dévalué de 15%?
Si la doctrine Miran a le mérite d’être ambitieuse et cohérente, est-elle pour autant réaliste? Certains en doutent, à l’image de Libby Cantrill, Head of policy du cabinet d’investissement américain PIMCO. «Il lui faudrait obtenir l’accord d’autres pays prêts à voir leur monnaie s’apprécier en retour: le Canada, le Mexique, l’UE… On peut sérieusement douter qu’ils acceptent dans le contexte actuel. Même à supposer que Trump parvienne à les convaincre, intervenir sur les marchés pour baisser la valeur du dollar impliquerait de détenir une quantité importante de réserves dont aucun pays ni groupe de pays ne dispose à l’heure actuelle», estimait-elle lors d’un événement à Londres début avril.
Carl Grekou est plus optimiste. «La Chine étant un fournisseur considérable des États-Unis, s’il y a une dynamisation de l’activité industrielle aux États-Unis, il y a une dynamisation des exportations chinoises vers ces derniers. Donc ça ne pose pas forcément de problèmes à la Chine, sauf dans les secteurs où les deux pays sont en compétition directe, sur la production de biens finaux. Là où ça peut poser un souci, c’est pour les pays européens. Mais Trump pourrait également les convaincre via la suppression des droits de douane, un maintien de l’aide à l’Ukraine et derrière ça, un maintien de la protection américaine, du parapluie de défense aux autres pays européens…», suppose l’économiste. «S’il est assez difficile de se positionner, je dirais que tout pointe donc vers une dépréciation du dollar d’une manière ou d’une autre.»
Quant à l’ampleur de la dépréciation souhaitée par Trump, elle devrait être suffisante pour donner un coup de pouce aux exportations américaines, sans quoi le plan concocté par l’administration Trump n’aurait servi à rien. «Selon les estimations du FMI, le dollar est surévalué d’environ 6%. Je ne pense toutefois pas qu’une dépréciation de cet ordre serait suffisante pour booster les exportations américaines. Je tablerais plutôt sur une dépréciation consistante, d’un minimum de 10-15%, dans l’esprit des accords du Plaza», estime Carl Grekou.
Le statut du dollar comme monnaie internationale n’est en revanche nullement menacé. Ni l’euro, ni le yuan n’ont la capacité de remplacer le billet vert, de l’avis unanime des économistes avec lesquels nous avons échangé. Il est en revanche, possible que se profile une mutation profonde du système monétaire international, avec l’importance croissante prise par les BRICs, selon Carl Grekou. «Que ce soit via l’établissement d’une monnaie BRICS ou des échanges croissants entre monnaies existantes — la Chine, l’Arabie Saoudite, et les Émirats arabes unis commencent d’ailleurs déjà à faire un marché pour les énergies avec des paiements en monnaies nationales — il est inévitable que les BRICS, qui représentent 37 % du PIB mondial, la moitié de la population et 50 % des plus gros acheteurs et vendeurs d’énergie, cherchent de plus en plus à contourner l’usage du dollar lorsque c’est dans leur intérêt.»
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