Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, les dépenses militaires repartent à la hausse partout dans le monde. Mais le changement n'est pas uniquement quantitatif : avec les hackers, le cyberespionnage et l’intelligence artificielle, les conflits se jouent aussi dans le cyberespace, et la frontière entre guerre et paix tend à se brouiller. Bienvenue à l’ère de la guerre hybride.

Immédiatement après l’attaque du Hamas sur Israël, Joe Biden promettait la livraison d’armes supplémentaires à l’État hébreu pour soutenir son effort de guerre. Aussitôt dit, aussitôt fait: à l’heure de la rédaction de cet article, le gouvernement américain souhaite faire voter une enveloppe de 100 milliards de dollars par le Congrès, principalement consacrée à des livraisons d’armes pour Israël et l’Ukraine.

Car l’attaque du Hamas n’est que le dernier événement d’une longue liste ayant conduit à une hausse des budgets militaires partout dans le monde, de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en passant par les menaces chinoises sur Taïwan. Cette augmentation tous azimuts des dépenses est aussi entraînée par une rapide modernisation de la technologie, qui conduit même les nations déjà bien pourvues à se doter d’équipements de dernière génération pour ne pas se laisser distancer.

Des dépenses à la hausse partout dans le monde

Au total, les dépenses militaires mondiales ont ainsi atteint 2,2 trillions de dollars l’an passé, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, soit le montant le plus élevé depuis la Guerre froide, une fois l’inflation prise en compte.

Depuis janvier, la Pologne, que l’invasion de l’Ukraine a fait craindre pour sa propre sécurité, a acquis à elle seule pour 41,7 milliards de dollars d’armes auprès des États-Unis, rapporte le New York Times, dont 10 milliards de dollars de missiles HIMARS et Hellfire de Lockheed Martin, 15 milliards pour un système de défense aérienne de Raytheon, et 12 milliards consacrés à l’achat de 96 hélicoptères Apache de Boeing.

Lockheed Martin, le plus gros fournisseur d’équipements militaires au monde, a au cours des deux années écoulées sécurisé pour 50 milliards de dollars de contrats de ses avions F-35, auprès de plusieurs pays européens, de la Corée et du Canada. Pas étonnant, dans ce contexte, que l’ETF iShares U.S. Aerospace & Defense, qui comprend notamment les actions de Raytheon, Lockheed Martin, Boeing, General Dynamics et Northrop Grumman, ait bondi de 11% en octobre par rapport à sa valeur à la même période l’an passé.

L’âge de la guerre hybride

Mais se préparer à faire la guerre ne signifie plus seulement acquérir des missiles, des chars et des avions de combat. En effet, nous sommes entrés dans l’ère de la «guerre hybride», c’est-à-dire une guerre qui ne se déroule plus seulement sur-le-champ de bataille et au moyen d’armes létales, mais aussi sur le plan de l’information, dans le cyberespace, dans le champ économique et au moyen du cyberespionnage. Lors de l’annonce de son nouveau budget de défense (en hausse de 70% d’une année sur l’autre), la Russie a ainsi justifié cette hausse massive en insistant sur la nécessité de conduire une «guerre hybride».

«Les débats sur la guerre hybride ont connu une nouvelle actualité – et densité – avec l’invasion russe de la Crimée. L’expression est devenue quasiment indissociable de la projection de puissance de Moscou depuis une décennie. Plus spécifiquement, la stratégie russe est celle d’une “coercition multidomaines”, qui combine la propagande, les cyberattaques, l’utilisation de forces conventionnelles et nucléaires, dans une action qui vise à brouiller la distinction entre guerre et paix et empêcher une réaction rapide et coordonnée des dirigeants occidentaux» explique Julien Nocetti, chercheur associé à l’Institut français des relations internationales (Ifri), un laboratoire d’idées.

«La Chine s’est également saisie de ces modalités tactiques et doctrinales pour revoir son engagement international. En suivant le manuel russe, voire soviétique, elle pratique le contournement, le court-circuit, afin d’imposer ses narratifs et discréditer les récits adverses.»

La guerre hybride peut se caractériser par des attaques menées contre les infrastructures, comme la destruction du gazoduc Nord Stream. Par des opérations de désinformation visant à influencer l’opinion publique d’un pays ennemi ou à influencer une élection. Ainsi que par des cyberattaques visant à déstabiliser l’économie. Un récent rapport de Thalès montre ainsi que le conflit ukrainien s’est accompagné d’une hausse des cyberattaques menées contre les pays européens, symptôme de la guerre hybride menée par la Russie.

«Le troisième trimestre 2022 a marqué un tournant dans les cyberattaques liées à la guerre en Ukraine, avec une transition claire depuis une cyberguerre entre l’Ukraine et la Russie à une guerre hybride de haute intensité dans toute l’Europe», lit-on dans le rapport, qui cite des attaques de hackers prorusses sur les infrastructures critiques, notamment l’aviation, l’énergie, la santé et les services publics, principalement en Pologne et dans les pays nordiques. «Durant l’été 2022, il y avait presque autant d’incidents liés au conflit dans les pays de l’UE qu’en Ukraine (85 contre 86). Au troisième trimestre 2023, l’écrasante majorité des incidents (80,9%) ont eu lieu au sein de l’UE.»

Un mercenariat de l’influence numérique

Qui veut la paix prépare la guerre, dit l’adage. Aujourd’hui, préparer la guerre signifie donc également investir dans le cyberespace. Le budget américain 2024 prévoit ainsi 13,5 milliards de dollars alloués à la cybersécurité pour le Département de la Défense, et 12,7 milliards pour les branches civiles du gouvernement, en hausse respectivement de 20 et 13% par rapport à l’année précédente. Le Département américain de la Défense insiste également pour que ses principaux contractants mettent l’accent sur la cybersécurité.

La guerre hybride s’appuie en outre sur une mosaïque d’acteurs privés mobilisés par les États au service de leur stratégie, contribuant encore à brouiller les frontières, selon Julien Nocetti. «C’est un espace qui est largement privatisé, qui a vu l’émergence d’acteurs non-étatiques venant brouiller les repères traditionnels et complexifier les réponses des gouvernements et, enfin, qui a vu proliférer un mercenariat de l’influence numérique, dont les effets restent délicats à contrer, car faisant intervenir des proxies étatiques. Ainsi l’action de Wagner en Afrique relève-t-elle d’une stratégie offensive : courtiser les pays émergents, au sein desquels le ressentiment envers les puissances occidentales est déjà bien présent, par le biais de multiples leviers (médiatiques, mais aussi diplomatie vaccinale avec les vaccins contre le covid-19 ou encore financiers).»

Les dangers de l’IA générative

En somme, la technologie a donné un sérieux coup de pouce à des techniques de propagande et de déstabilisation qui, si elles ont toujours existé, étaient auparavant beaucoup moins efficaces. «La propagande atteint aujourd’hui des niveaux jamais vus auparavant grâce à la popularité et la prévalence des réseaux sociaux. De même, l’espionnage s’est adapté aux nouvelles technologies pour inclure le cyberespionnage, et le sabotage passe désormais aussi par des cyberattaques, avec par exemple l’usage de logiciels malveillants effaceurs», affirme Farijah St. Clair, Senior Threat Intelligence Analyst chez Recorded Future, une entreprise de cybersécurité américaine.

Les développements fulgurants de l’intelligence artificielle (IA) générative pourraient bien constituer la prochaine étape dans l’évolution de la guerre hybride. «L’IA générative peut être utilisée pour produire de la propagande convaincante à grande échelle tout en ciblant des audiences plus précises, rédiger des messages faisant appel aux émotions lors de campagnes d’hameçonnage visant à infiltrer un réseau, ou encore développer des logiciels malveillants polymorphes susceptibles d’échapper à la détection. À mesure que l’IA va se développer, elle va certainement révolutionner la façon dont on fait la guerre», note l’expert.