Nombre d’entre nous ont très certainement entendu un jour cette citation de Winston Churchill: «Je ne crois aux statistiques que lorsque je les ai moi-même falsifiées!». Elle s’applique habituellement aux données conjoncturelles de l’Empire du Milieu dont la publication suscite généralement une bonne dose de scepticisme. Mais dans le cas qui nous occupe, les statistiques proviennent des États-Unis.

Pour de nombreux observateurs, l’engouement des Américains pour la collecte de données reste encore et toujours impressionnante. Il existe des statistiques pour presque chaque aspect de l’économie et de la population. Dans la mesure où les États-Unis veulent toujours être les meilleurs, les plus grands et les plus rapides à tous les niveaux, on comprend d’autant mieux les prétendus exploits d’un président Trump qui se rapproche davantage du bonimenteur public que du diplomate: on ne s’étonnera donc pas que les États-Unis aient réussi à publier la croissance de leur PIB un bon mois avant tous les autres pays. C’est ainsi que le 26 avril dernier, l’Amérique a dévoilé une première estimation de la croissance économique pour le premier trimestre 2019: 3,2%. On constate avec ébahissement que ce chiffre s’établit 0,9% au-dessus du consensus des économistes de Wall Street, 0,5% au-dessus de celui du modèle GDPNow de la Réserve fédérale d’Atlanta et presque 1,8% au-dessus de celui de la Réserve fédérale de New York!

Toutefois, nous souhaitons attirer votre attention sur le terme «estimation». Il est déjà arrivé que la première estimation de la croissance du PIB soit sensiblement corrigée. Nous avions déjà fait état de ce phénomène dans notre Commentaire de Marché Sex and Drugs and Rock n’Roll de juillet 2014. La croissance au premier trimestre 2014, évaluée initialement à +1,7%, a d’abord été revue à +0,1%, puis à -1%, -2,9%, -2,1% et enfin à -1%, le tout en l’espace de 5 ans! Il semblerait que les processus de calcul et d’estimation de la croissance économique aient encore bien besoin d’être perfectionnés. Le fait que les marchés financiers réagissent malgré tout aux données économiques tient tout simplement à une seule et unique raison: faute de grives, on mange des merles! En revanche, on peut s’interroger sur le caractère approprié de la réaction du marché compte tenu du manque de fiabilité des données.

Mais penchons-nous d’abord sur les mystères de la croissance du PIB au premier trimestre de cette année. Les graphiques 1 et 2 montrent l’évolution des variations du produit intérieur brut des États-Unis d’après les dépenses de consommation. Il existe deux autres méthodes pour calculer le PIB d’un pays: selon la production et selon les revenus. Mais nous préfèrons vous renvoyer à Wikipedia, dans la mesure où ces méthodes¹ sont moins pertinentes et davantage académiques. Deux éléments marquants ressortent des deux graphiques: d’une part, la croissance du premier trimestre semble souvent plus faible que celle des autres trimestres. D’autre part, la partie du graphique de couleur dorée, qui illustre les stocks, se trouve aussi bien en territoire positif que négatif.

Commençons par ceux-ci. Les stocks ne sont pas une estimation directe. Aucun employé d’un institut de statistiques ne parcourra les entrepôts des entreprises pour dresser l’inventaire des stocks. Ce paramètre est une grandeur dite résiduelle, autrement dit, il est calculé sous forme de solde. Le résultat reste le même et, la différence entre ce que l’on a et ce que l’on aurait dû avoir, donne le niveau des stocks. Jusqu’ici, tout va bien. Mais encore faudrait-il pouvoir distinguer un solde d’un lien de causalité. Sinon, la crédibilité du processus risque d’être remise en question!

Graphique 1 : croissance du PIB des États-Unis

Graphique 2 : croissance du PIB des États-Unis

La partie encerclée sur le graphique 2 représente la part des stocks dans la croissance. Ce 0,7% supplémentaire de croissance représente tout de même 32 milliards de dollars de stocks supplémentaires. Maintenant, venons-en au lien de causalité. Il n’est possible de stocker que ce qui a été préalablement produit ou importé. C’est là que les choses se corsent. La Réserve fédérale américaine a fait état² d’un recul de la production industrielle de 0,3% au premier trimestre 2019. Le rapport sur le PIB évoque une baisse des importations de 3,7%. Si rien de plus n’a été produit ni importé, alors d’où viennent les 32 milliards de dollars cités?

Une autre cause pourrait être une forte baisse de la consommation privée. Toutefois, le fait que les autres estimations (cf. ci-dessus) n’y fassent pas référence infirme cette hypothèse. En effet, si la consommation privée avait connu un tel coup de frein, ce serait un bien mauvais présage pour l’état de la croissance américaine dans la mesure où elle en est fortement tributaire. La cause serait donc ailleurs. Comme évoqué plus haut, il existe une certaine saisonnalité de la croissance. Le premier trimestre de l’année, les taux de croissance sont généralement beaucoup plus faibles que le restant de l’année. Or, les données transmises par l’office statistique américain sont déjà corrigées des variations saisonnières. En d’autres termes, on tente par certains procédés mathématiques de filtrer des effets dépendant de la météo ou des jours fériés pour obtenir un certain lissage des données. Et c’est précisément là que le bât blesse. On peut supposer que les méthodes de calcul ont été modifiées pour améliorer la compensation saisonnière. Toutefois, ce changement n’a pas été communiqué aux autres participants. D’où l’écart sensible des autres estimations de la valeur officielle de 3,2%.

Nous n’irons pas plus loin dans la discussion pour éviter de tomber dans le piège des affabulations et des théories du complot. Mais nous souhaitons demander aux lecteurs de prêter une attention particulière à ce chiffre de croissance. Nous sommes plus que certains qu’il fera l’objet de corrections significatives.

La solution pour mesurer l’état de la conjoncture américaine, si importante pour l’économie mondiale, se trouve peut-être du côté du marché immobilier, qui peut servir de baromètre pour le, si important, consommateur américain. Les graphiques 3 et 4 montrent les taux de variation des ventes immobilières dans le neuf comme dans l’ancien, sachant que le second est pour nous le segment prépondérant, presque 10 fois supérieur. Dans le neuf, la phase de faiblesse amorcée à l’été 2018 semble provisoirement terminée, tandis que les ventes dans l’ancien affichent un recul plus ou moins constant depuis plus d’un an.

Graphique 3 : ventes de logements neufs aux États-Unis

Graphique 4 : ventes de logements anciens aux États-Unis

Conçu sur le modèle bien connu des indices des directeurs d’achat, l’indice des promoteurs immobiliers (cf. graphique 5) signale une situation très positive en s’établissant à plus de 50. Seule ombre au tableau, l’effondrement au second semestre 2018 qui semble seulement commencer à se résorber. Le graphique 6 montre également la cause vraisemblable de la faiblesse temporaire du marché de l’immobilier neuf. La hausse des taux d’intérêt immobiliers au second semestre déclenchée par l’envol des rendements des bons du Trésor américain à long terme à plus de 3,2% s’est traduite par le recul constant des demandes d’emprunts immobiliers. Il est évident que la hausse du coût des financements immobiliers a joué un rôle dans cette évolution. De même, il est intéressant de noter que les demandes d’emprunts ont sensiblement décollé quand les taux sont repartis à la baisse début 2019!

Graphique 5 : état du marché immobilier américain

Graphique 6 : demandes de prêts hypothécaires (échelle de gauche) et taux d’intérêt immobiliers (échelle de droite inversée)

Cette réaction montre clairement à quel point ce segment de marché est sensible aux taux d’intérêt. Si l’on pousse le raisonnement un peu plus loin, il devient évident que l’ensemble de l’économie américaine est particulièrement sensible aux variations des taux d’intérêt. Il serait intéressant de savoir si ce constat s’applique dans la même proportion aux autres économies. Mais ce serait plutôt un sujet de thèse d’économie.

Quoi qu’il en soit, l’économie américaine est aujourd’hui en meilleure forme qu’il y a six mois. Bien que nous émettions quelques réserves sur les statistiques du premier trimestre, cela ne change pas grand-chose à la situation globalement positive, qui est toutefois fortement tributaire du niveau des taux d’intérêt. En conséquence, nous estimons que la Réserve fédérale américaine maniera avec précaution l’instrument de politique monétaire qu’est le relèvement des taux pour combattre l’inflation. À défaut, elle risquerait de jeter le bébé avec l’eau du bain.

Il faut donc s’attendre à une baisse des rendements aux États-Unis dans les mois à venir, ce qui, naturellement, ne laisse rien augurer de bien réjouissant non plus pour les rendements européens. Avec les compliments du Japon.