Le président américain fait depuis plusieurs mois pression sur le patron de la Fed pour qu’il abaisse son taux d’intérêt directeur. Mais ce dernier est réticent, en particulier à cause des incertitudes générées par la politique douanière chaotique de Donald Trump. Quand les taux vont-ils finalement baisser et à quelles conditions? On fait le point.

«Too Late Powell» («Powell Trop tard»), tel est le nouveau surnom que Donald Trump, qui aime affubler ses ennemis de sobriquets désobligeants, a trouvé pour le patron de la Fed, Jerome Powell. Dans un message publié le 4 juin sur son réseau Truth Social, Donald Trump appelle ainsi M. Powell a baissé son taux directeur face aux derniers chiffres du chômage, qui témoignent d’une dégradation du marché de l’emploi. Le président américain fait référence à une statistique non officielle, fournie par ADP, un fournisseur américain de solutions d’externalisation professionnelles. Celle-ci témoigne d’une hausse de l’emploi privé de 37 000 en mai, soit le chiffre le plus bas depuis mars 2023. Malgré son caractère non officiel, cette statistique est régulièrement utilisée pour prendre le pouls du marché de l’emploi aux États-Unis.

Jerome Powell en a vu d’autres: c’est loin d’être la première fois que Donald Trump tente de lui dicter sa conduite. Fin mai, le président l’a convoqué à la Maison-Blanche pour essayer de le convaincre d’abaisser son taux. Mi-avril, Trump fulminait déjà contre le patron de la Fed, affirmant que la fin de son mandat «ne pouvait pas arriver suffisamment vite», et, dans un rare compliment adressé à Bruxelles, comparait sa politique avec celle de la BCE, qui venait, elle, d’abaisser son propre taux. En janvier, à peine après sa prise de pouvoir, Donald Trump accusait encore la Fed d’entretenir l’inflation et, dans un discours au Forum de Davos, exigeait que les taux baissassent «immédiatement».

Une Fed plus prudente que la BCE et la Banque d’Angleterre

Si le président américain tient tant à ce que le patron de la Fed baisse son taux d’intérêt directeur, c’est parce qu’il veut réduire rapidement les coûts d’emprunt pour les ménages et les entreprises, et donner ainsi un coup de pouce à l’activité économique. Il entend ainsi contrebalancer l’impact de sa politique douanière, et combiner réindustrialisation et croissance économique. C’est d’autant plus important pour le président américain qu’il a fait campagne sur sa compétence pour gérer l’économie et remettre celle-ci sur les bons rails, la jugeant sabordée par Joe Biden (une vision très largement faussée de la réalité).

Mais au grand dam de Donald Trump, la Fed s’est jusqu’ici montrée plus prudente que ses homologues dans l’abaissement des taux. La BCE a effectué une baisse en avril, motivée par la volonté d’absorber le choc causé sur la croissance par les tensions commerciales. La Banque d’Angleterre a fait de même début mai, ramenant son taux à 4,25%. Celui de la Fed demeure pour l’heure à 4,25% – 4,5%.

Le Federal Open Market Committee de la Fed se réunit huit fois par an pour décider de modifier les taux d’intérêt ou de les conserver tels quels. La décision de temporiser en mai marque la troisième d’affilée pour la Fed, après une baisse des taux d’un point de pourcentage réalisée en plusieurs étapes entre septembre et décembre 2024. Le taux était précédemment grimpé jusqu’à 5% en juillet 2023, contre 0% au début de la pandémie, une remontée jamais vue depuis 40 ans et la politique de Paul Volker pour casser net l’inflation dans les années 1980.

La très chaotique politique douanière de Donald Trump complique le travail de la Fed

Si l’économie américaine montre des signes de ralentissement tandis que l’inflation demeure sous contrôle, ce qui devrait a priori conduire la Fed à baisser les taux, l’incertitude qui règne face à la direction que va prendre cette économie incite Jerome Powell à faire preuve de prudence et à temporiser. La Fed a ainsi récemment déclaré que les droits de douane de Donald Trump généraient «tellement d’incertitude» qu’elle ne savait pas quelle politique adopter. Jerome Powell, de son côté, a déclaré que ceux-ci risquaient «d’augmenter l’inflation, de ralentir la croissance économique et de faire monter le chômage». De quoi rendre Donald Trump encore plus furieux.

Les droits de douane mettent en effet Jerome Powell dans une situation très difficile, dans la mesure où ils risquent à la fois de faire monter les prix (ce qui justifierait une hausse des taux d’intérêt pour juguler l’inflation) et de briser la croissance (ce qui impliquerait au contraire une politique de relance basée sur une baisse des taux). Le patron de la Fed ne sait donc plus sur quel pied danser.

D’autant que les incessants revirements de la Maison-Blanche sur les droits de douane ajoutent encore à l’incertitude. «L’administration Trump annonce un jour des droits de douane qu’elle suspend le lendemain et rétablit le surlendemain. Cela rend le travail d’anticipation sur l’avenir de l’économie très compliqué pour la Fed», estime Lawrence J. White, professeur d’économie à la Sterns School of Business de l’Université de New York.

Vers une probable baisse modérée des taux à la rentrée

La décision de Jerome Powell d’abaisser ou maintenir le taux directeur de la Fed va principalement dépendre des futurs chiffres du chômage et de l’inflation, selon Pao-Lin Tien, du Département d’Économie de l’Université George Washington. «Si l’inflation grimpe pendant quelques mois sans que le taux de chômage augmente, la Fed va temporiser. À l’inverse, si c’est le chômage qui monte tandis que l’inflation demeure stable, elle va probablement baisser leur taux deux fois, comme c’est actuellement prévu, voire trois.» Dans un scénario de «stagflation» (chômage + inflation), la décision sera plus difficile à prendre. Dans ce cas, la politique de la Banque centrale américaine «dépendra de la vitesse à laquelle chaque variable évolue, et des autres variables macros: production industrielle, spread des taux d’intérêt, demandes auprès de l’assurance chômage, etc.»

Pour Jonathan Wright, ancien de la Fed devenu économiste à l’université Johns Hopkins, une baisse modérée du taux directeur demeure malgré tout le scenario le plus probable. «Le taux d’intérêt actuel est supérieur aux attentes de la majorité des acteurs, et à ce que la Fed elle-même considère comme un taux neutre. Cela lui donne en soi une bonne raison d’abaisser les taux, mais je doute qu’elle agisse avant septembre. Elle va probablement laisser passer l’été pour voir comment les choses évoluent. Il est toutefois également possible qu’elle attende jusqu’à la fin de l’année si la situation continue de s’avérer chaotique et si les chiffres du chômage et de l’inflation le justifient.»

Le fait que Donald Trump fasse pression sur Jerome Powell ne devrait en revanche avoir aucun impact sur la décision de celui-ci, selon Libby Cantrill, Head of policy du cabinet d’investissement américain PIMCO. D’autant que le fait qu’un président fasse pression sur le directeur de la Fed n’est en soi pas si nouveau.

«La norme voulant que le président ne mette aucune pression sur la Fed est relativement récente. Nixon, Reagan, George H. W. Bush, tous ont fait pression sur le patron de la Fed en leur temps, c’est seulement avec Bill Clinton que les choses ont commencé a changé. La Fed a su résister à ces pressions par le passé, et Jerome Powell ne va pas se plier aux volontés de Trump simplement parce que celui-ci tweete agressivement à son égard», estime-t-elle.

Pas de moment Liz Truss en vue pour l’Amérique

La loi budgétaire que les Républicains essaient actuellement de faire passer au Congrès pourrait en revanche avoir un impact sur la décision de la Fed, selon Lawrence J. White. «Si le budget passe, il va incontestablement creuser le déficit, ce qui va rendre les détenteurs de bons du trésor américain plus inquiets. Cela va entraîner une hausse des taux d’intérêt sur les obligations d’État américaines, quelle que soit la décision de la Fed: celle-ci sera donc conduite à maintenir son taux directeur à un niveau plus haut, par simple reconnaissance du fait que des taux plus bas ne seraient pas réalistes.»

Malgré la récente baisse de la note attribuée par Moody’s à la dette américaine, les États-Unis demeurent toutefois loin d’un «moment Liz Truss». «Le niveau des bons du Trésor à 10 et 30 ans est naturellement poussé par la taille de la dette, mais cela se produit de manière lente et linéaire, et non de manière brutale. Le Trésor américain dispose en outre d’une confortable marge de manœuvre d’ici à ce que les investisseurs internationaux soient inquiets vis-à-vis du déficit au point que cela coupe leur appétit pour la dette américaine. Je m’inquiète bien sûr comme tout le monde du déficit et pense qu’il n’est guère tenable à long terme, mais je pense malgré tout que l’effet de la dégradation de la dette sur la politique de la Fed sera minimal. Cela pourrait même jouer en faveur d’une baisse du taux pour retrouver de la croissance et donc de la marge budgétaire», estime Jonathan Wright.