La pandémie de coronavirus, la crise économique qui en a résulté, les émeutes raciales, ont bouleversé les élections du 3 novembre. Après le fiasco collectif à prédire la victoire de Donald Trump en 2016, les experts politiques se montrent plus prudents cette fois-ci. A environ 50 jours du scrutin, rien n’est joué, mais Joe Biden est en avance dans la plupart des états-pivot et devrait bénéficier de l’extension du vote par correspondance. Une période d’incertitude pourrait suivre le vote. Primo, si les résultats tardent à être officialisés. Secundo, si le Congrès reste divisé, avec le risque d’un resserrement budgétaire intempestif.

Focus US par Bruno Cavalier, Chef Economiste et Fabien Bossy, Economiste

 

Situation dans les « états-pivot »

Après le Labor Day, la campagne électorale américaine entre dans la dernière ligne droite jusqu’au vote fixé cette année au 3 novembre. L’élection présidentielle domine l’attention médiatique car le camp qui en sort vainqueur a de bonnes chances de l’être aussi dans les autres scrutins, Chambre (renouvelée en totalité), Sénat (renouvelé au tiers) et postes de gouverneurs (13). Les trois débats entre Donald Trump et Joe Biden sont programmés pour les 29 septembre, 15 et 22 octobre, celui entre Mike Pence et Kamala Haris le 7 octobre. Au mois d’octobre est souvent associée une « surprise » susceptible de transformer la course. S’agissant du président sortant, on peine à voir quelle révélation pourrait faire que l’immense majorité des médias le dépeignent sous un jour encore plus négatif que ce n’est déjà le cas.

Présidentielles : bonus de voix donné par le Collège électoral

Pour être (ré)élu, le candidat doit obtenir la majorité au collège électoral qui comprend 538 membres, répartis par états de manière proportionnelle à leur population. Arriver en tête dans un état permet de recueillir l’ensemble des électeurs de cet état. Pour des raisons historiques ou sociologiques, beaucoup d’états penchent toujours du même côté. Le résultat se joue donc dans la douzaine d’états-pivot où l’écart entre les deux camps est faible et aboutit à des alternances de victoire entre les Républicains et les Démocrates. Cette particularité du système électoral signifie qu’en pratique une victoire au vote populaire n’entraine pas toujours une victoire électorale. En 2016, Donald Trump avait remporté la plupart des états-pivot (tableau). Cela lui avait donné un bonus équivalent à 3 points du vote populaire, un niveau jamais atteint par le passé, de quoi largement dépasser son adversaire en nombre de grands électeurs (306 vs 232, un écart de 14%). L’histoire montre qu’on peut gagner même quand ce bonus profite au camp adverse (graphe).

Il y a quatre ans, l’élection avait été marquée par le fiasco complet à prédire la victoire de Donald Trump. Cela invite à la prudence dans le cas présent. Pour mémoire, en 2016, les experts politiques affichaient des probabilités de victoire d’Hillary Clinton allant de 71% (FiveThirtyEight) à plus de 99% ; et d’environ 70 à 80% pour les sites de paris en ligne.

Sondages pour la présidentielle 2016

Entre mai et novembre, Mme Clinton avait eu une avance moyenne de 5 pts dans les sondages, avec de fortes variations au gré des rebondissements de la campagne (graphe). Autrement dit, il y a eu plusieurs moments dans la campagne, environ 30% du temps pour être précis, où la candidate démocrate s’est retrouvée avec une avance tombant au-dessous de 3 pts, à savoir le « bonus » obtenu par Donald Trump dans le collège électoral. Les 2 pts d’avance de Mme Clinton dans le vote populaire n’ont donc pas suffi pour lui donner la victoire. Quelle est la situation actuelle ? Depuis le mois de mai, les sondages donnent une avance de 8 pts à Joe Biden (graphe). Par ailleurs, cette avance est très stable ; l’écart-type n’est que de 1.6 pts contre 3 pts il y a quatre ans.

Sondages pour la présidentielle 2020

La marge d’incertitude autour du résultat final paraît à première vue bien plus étroite qu’en 2016. L’hypothèse centrale est une victoire du candidat démocrate1. Est-il besoin de dire combien le contexte dans lequel se déroule cette élection sort de l’ordinaire ? La pandémie a bouleversé la course à l’investiture démocrate, empêché la tenue d’une campagne de terrain et influera sur les conditions du vote. La crise économique a ravagé le bon bilan économique que Trump pouvait afficher jusqu’en février dernier. Les émeutes raciales lui donnent l’occasion de se présenter en candidat de « la loi et de l’ordre ». Les possibilités de vote par correspondance ont été étendues – un facteur jugé plutôt positif pour les Démocrates et que dénonce le président Trump comme encourageant la fraude. Au bout du compte, la victoire ira au camp qui aura su le mieux mobiliser ses électeurs. Dans ces conditions inhabituelles, le résultat définitif, pour la présidentielle comme pour le Congrès, pourrait tarder à être connu. Le décompte des votes par courrier prend du temps. Des contestations et recours sont probables. Le cas extrême serait une carte électorale majoritairement rouge (Républicains) au soir du 3 novembre, devenant bleue (Démocrates) dans les jours suivants2. En 2000, le cas litigieux de la Floride dont dépendait le résultat final n’avait été clos qu’au bout de 36 jours.

Objectivement, la position de Donald Trump paraît plus mauvaise qu’en 2016, mais c’est au Congrès que l’incertitude domine. Depuis le début des années 1990, la Chambre va toujours au camp qui gagne la Maison Blanche. Au Sénat, l’issue est plus ouverte. En 2020, 23 des sièges de Républicains sur 53 sont remis en jeu (surtout dans des états qui leur sont favorables) et 12 sur 47 du côté des Démocrates. Si l’avance de Joe Biden venait à diminuer même légèrement, le Sénat resterait à majorité républicaine. Avec un Congrès divisé, l’agenda législatif du futur président, quel qu’il soit, peut être compromis. Le risque le plus évident serait que les divisions partisanes conduisent à un resserrement intempestif de la politique budgétaire. On observe d’ailleurs depuis des semaines que la discussion sur une rallonge au CARES Act n’a fait aucun progrès.

Donald Trump n’a pas jugé utile de présenter un programme, car ses priorités sont bien connues. Pour Joe Biden, les grandes promesses de politique économique sont la hausse de l’impôt des sociétés de 21% à 28%, le doublement du salaire minimal à 15$ de l’heure3, l’extension de la couverture publique de santé, un plan d’infrastructures pour 2tr$, une hausse des impôts pour les hauts revenus (>400K$/an). Il a de plus incorporé dans ses équipes divers conseillers de Bernie Sanders adeptes de la dite Modern Monetary Theory, autrement dit partisans de la hausse des déficits fédéraux. Dans le domaine du commerce, on peut espérer une approche plus apaisée vis-à-vis de l’Europe, mais non face à la Chine car il y a désormais un large consensus dans l’opinion et dans les sphères dirigeantes en faveur d’une politique de confrontation avec le régime chinois.

A suivre cette semaine

La réunion du FOMC se tiendra le 16, suivie d’une conférence de presse du président de la Fed. Après la publication de la nouvelle formulation de la stratégie monétaire lors du symposium de Jackson Hole, aucun changement de politique monétaire n’est attendu cette fois-ci. Selon les propos récents de MM. Powell et Clarida, la Fed ajustera en conséquence sa forward guidance et la présentation des prévisions trimestrielles, mais ces éventuels changements peuvent encore attendre un peu. On peut imaginer en particulier qu’il y aura moins d’insistance sur le taux de chômage de longue période – souvent vu comme une caractérisation du plein-emploi. La réunion de septembre est censée présenter une mise à jour des projections des différents membres du FOMC. En juin, la projection médiane mettait la croissance du PIB à -6.5% T4/T4 à la fin 2020, le taux de chômage à 9.3% (on est déjà à 8.4%) et l’inflation sous-jacente à 1.0% sur un an. Tous ces chiffres devraient être revus à la hausse tant le rebond technique des derniers mois a surpris à la hausse. Cela étant, on ne s’attend pas à ce que Jerome Powell fasse étalage d’un grand optimisme. Sa position, comme elle de ses collègues, est que l’économie US n’est pas encore revenue sur une tendance de croissance qu’on peut juger soutenable.

La liste des publications statistiques est longue : production industrielle (le 15), ventes au détail (le 16), construction résidentielle (le 17), tout cela pour le mois d’août. La reprise devrait se poursuivre en général toutefois à un rythme moins rapide que les derniers mois. Les premières données pour septembre seront les indices de confiance manufacturière à New York (15) et Philadelphie (17) et l’indice de confiance des ménages de l’Université du Michigan (18).

 

Sources : FiveThirtyEight, Bloomberg, Oddo BHF Securities


1. Il y a au moins un contre-exemple : en 1988, le candidat démocrate avait 7 pts d’avance en août et a fini avec 8 pts de retard en novembre.
2. Voir le dossier de The Economist du 5 septembre, « America’s ugly election »
3. Selon le CBO, 17 millions d’employés seraient augmentés (The Effects on Employment and Family Income of Increasing the Federal Minimum Wage)