Depuis plus d’un an, l’économie US ralentit suivant la trajectoire d’un soft landing, non d’une récession. La différence est la réaction du marché du travail. Dans une récession, on s’attend à une forte contraction de l’emploi et une envolée du chômage, pas dans un soft landing. La trajectoire va-t-elle changer dans les prochains mois? Pour éclairer la question, nous avons actualisé notre batterie de modèles probabilistes de récession. Les modèles coïncidents sont toujours muets, les modèles prospectifs donnent un fort signal de récession avant un an, le plus élevé à ce jour. Cela étant, les facteurs de résilience atypiques de ce cycle incitent à prendre cette prédiction avec une certaine prudence.
Focus US par Bruno Cavalier, Chef Economiste et Fabien Bossy, Economiste
Il y a plus d’un an que les économistes et les investisseurs débattent de l’imminence d’une rechute en récession de l’économie américaine. La narration standard est à peu près la suivante: pour ramener l’inflation vers sa cible, la Fed va devoir durcir sa politique monétaire jusqu’à causer une baisse de la demande, ce qui entraînera par contrecoup une pression sur les marges, les revenus et l’emploi. C’est sur cette base qu’un comité du NBER, qui est l’arbitre officiel de la datation des cycles, raisonne pour déterminer si une récession a débuté. Or, si les revenus réels ont effectivement baissé en 2022 par suite du choc de prix, il n’y a pas eu de chute des profits, ni des dépenses, ni surtout de l’emploi, tout au contraire. L’économie US est toujours dans la phase d’expansion qui a débuté en avril 2020. Rappelons en passant que la « règle » qui définit une récession comme la succession d’au moins deux trimestres de baisse du PIB réel est peu opérante car les comptes nationaux ne sont définitivement arrêtés qu’après un long délai et peuvent être fortement révisés(1).
Pour apporter notre contribution au débat, nous avions en juin 2022 dépoussiéré une large batterie de modèles de récession(2). Certains de ces modèles cherchent à déterminer si une récession a débuté, d’autres donnent une probabilité d’occurrence à un an. Il y a un an, les modèles coïncidents signalaient tous que l’expansion se poursuivait, même si le modèle boursier donnait à l’époque un signal mitigé. Les modèles prospectifs montraient une faible probabilité de récession, nonobstant l’alerte du modèle pétrolier.
Nous avons remis à jour ces modèles. Les résultats sont résumés dans ce tableau:
Parmi les modèles coïncidents, on notera l’alerte donné par le modèle des inscriptions au chômage, mais à part ça, le signal est rassurant. La détérioration de certains indicateurs conjoncturels qu’on a pu noter ces derniers temps n’a pas atteint un seuil critique. La probabilité d’être en récession est faible, juste un peu plus élevée que la normale.
A l’opposé, les modèles prospectifs donnent une probabilité moyenne de récession de 47%, nettement au-dessus du seuil standard de 30%. A cette cote d’alerte, on pourrait observer une contraction de l’activité vers la fin de 2023. Dans le cas du modèle basé sur la courbe des taux, la probabilité est même quasi unitaire (96%). Par le passé, l’inversion de la courbe a précédé l’entrée en récession dans une marge allant de 6 à 18 mois (16 mois lors de la crise de 2008 et la crise de 1929). Dans le cas présent, l’inversion a débuté il y a huit mois(3). Il est trop tôt pour affirmer que ce modèle a perdu toute validité. Toutefois, il faut peut-être admettre que les marchés de taux ne donnent plus un signal aussi « pur » que par le passé après des années de quantitative easing.
Notre approche est purement statistique et ne dit rien de la cause provoquant la rechute en récession. Historiquement, les deux principales causes ont été soit un choc pétrolier, soit un choc monétaire. Le choc pétrolier n’est pas un bon candidat cette fois-ci. Le choc monétaire est bien en cours, et même l’un des plus agressifs depuis des décennies. Pourtant, le secteur le plus sensible aux conditions de taux, à savoir le secteur résidentiel, donne désormais des signes de stabilisation après une forte correction l’an passé. On y perd un peu son latin. On hésite toujours à dire que « cette fois, c’est différent » mais il est indéniable que l’économie US a profité dans le cycle actuel d’amortisseurs des chocs inédits (l’épargne Covid, la pénurie de main-d’œuvre). Un fléchissement des rythmes de croissance est extrêmement probable dans les prochains mois, mais il n’est pas du tout certain que cela cause un fort sacrifice en termes d’emploi.
Descriptif de nos modèles de récession – Dans le groupe des modèles coïncidents, le premier prend le taux de chômage comme la variable explicative. Il n’y a en effet pas d’exception au fait qu’une récession a débuté quand le taux de chômage a monté d’au moins un demi-point sur trois mois d’affilée. A ce jour, aux Etats-Unis, le chômage reste globalement stable. Dans le second modèle, on considère la variation des nouvelles inscriptions hebdomadaires au chômage (claims), une variable plus volatile que le chômage mais plus apte à capter sans délai les inflexions du marché du travail. Elle s’est détériorée récemment. Le troisième modèle repose sur l’indice boursier S&P500. La réserve à faire est que la bourse se retourne toujours juste avant les récessions mais qu’elle envoie aussi souvent de faux signaux. Un dernier modèle retient l’évolution des permis de construire car le secteur immobilier résidentiel répond d’ordinaire aux changements des conditions de taux d’intérêt. A la mi-2023, sur ces quatre modèles, seul le modèle des claims envoie un signal fortement négatif, avec une probabilité de récession à 57%.
Nous examinons ensuite cinq modèles prospectifs donnant un signal sur le retournement du cycle d’ici un an. Les dernières données disponibles permettent d’estimer une probabilité de récession pour la mi-2024. Le premier est le modèle canonique du spread de taux d’intérêt mesuré ici par l’écart entre les rendements des bons du Trésor à 3 mois et des obligations à 10 ans. Cet écart était en juin de -155pdb, une inversion plus profonde qu’à aucun point depuis les récessions Volcker du début des années 1980. Un autre modèle examine si l’affaiblissement des données d’activité est diffus ou sectoriel. Une récession concerne en général l’ensemble du territoire, la majorité des secteurs et des agents économiques. Ce modèle envoie lui aussi un signal très négatif avec une multiplicité des zones de faiblesses. Trois autres de nos modèles prennent comme variable explicative respectivement l’évolution de la prime de crédit aux entreprises, le prix du pétrole, et la profitabilité des entreprises mesurée ici par les comptes nationaux. Tous les trois évoluent proche de leur moyenne historique.
Sources : Thomson Reuters, Bloomberg, ODDO BHF Securities
Economie
En juin, les tensions du marché du travail ont continué de se modérer graduellement. Il y en a de nombreux exemples dans le rapport du BLS. Primo, la hausse de l’emploi s’établit à seulement 209.000, le rythme le plus bas depuis que la phase d’expansion a débuté. Les données antérieures ont été abaissées de 110.000. En moyenne au T2 2023, l’emploi a progressé de 1.9% t/t en rythme annualisé, ce qui n’est plus très loin de la tendance pré-Covid (1.6%). Secundo, par suite du repli de la durée de travail hebdomadaire, le volume des heures travaillées ressort à +0.1% t/t annualisé, après +2.4% au T1. A première vue, cela signale une modération de la croissance du PIB réel. Tertio, la diffusion des gains en emploi dans les différentes industries du secteur privé s’affaisse à 58% en juin vs 60% au T1 2023 et 69% en 2022. Dans l’intérim, l’emploi recule pour la quatrième fois en six mois. Il y aussi quelques destructions d’emploi dans le commerce de gros et de détail, le transport et l’entreposage. L’excès de demande de travail n’est pas résorbé pour autant, comme en témoigne le maintien des gains salariaux à un rythme soutenu de 4.3% t/t annualisé au T2. Sur la même période, le déflateur des dépenses de consommation devrait afficher une hausse de 3.6%. Le revenu réel a donc progressé. Le taux de chômage s’est érodé de 3.7% à 3.6%, après une hausse de trois dixièmes le mois précédent. Dans l’ensemble, ces données décrivent une économie évoluant sur une trajectoire de soft landing.
En juin, le crédit à la consommation a enregistré un sérieux coup de froid. L’encours a progressé de 7.2Md$, soit deux à trois fois moins que sur les six mois précédents. La totalité de cette hausse est tirée par le crédit revolving, mais les autres segments (qui comprennent par exemple les prêts auto) enregistrent un léger repli pour la première fois depuis avril 2020. Les taux des prêts auto s’approchent de 8%, au plus haut depuis 2007. Les taux sur les cartes de crédit dépassent 20%.
En juin, les rythmes d’inflation ont continué de ralentir dans presque toutes les composantes des prix à la consommation (tableau). L’inflation totale tombe à 3% sur un an. En juillet et en août, l’effet de base n’étant pas favorable, il est possible que le taux d’inflation se redresse mais la direction d’ensemble est bonne. Ainsi, l’indice CPI sous-jacente enregistre sa plus faible hausse mensuelle depuis février 2021. A noter que les différences méthodologiques font que la modération de l’indice PCE sous- jacent (préféré par la Fed) sera probablement moindre (publication le 28 juillet).
Le Livre Beige de la Fed clos le 30 juin est un peu meilleur que le précédent. Cinq districts (vs 4) indiquent une légère hausse d’activité, les sept autres restent quasi- stagnants. Le rapport note que les prêts bancaire ont continué de ralentir. Les difficultés de recrutement n’ont pas disparu dans tous les secteurs, mais les firmes notent une plus grande disponibilité de la main-d’œuvre. Le rythme de turnover revient sur les normes prépandémiques, de même que la croissance des salaires.
Politique monétaire et budgétaire
John Williams (New York Fed) semble satisfait de la direction prise par l’économie avec un ralentissement graduel des prix et du marché du travail. S’il ne prévoit pas de récession en scénario central, il envisage un net ralentissement de la croissance à partir du second semestre avec une modeste hausse du taux de chômage jusqu’à 4.5% qui permettrait de normaliser l’inflation.
A suivre cette semaine
Les principales données « dures » de juin sont à paraître dans les prochains jours: ventes au détail et production industrielle (18 juillet), permis de construire et mises en chantier (19), ventes de maisons existantes (20). De quoi affiner le nowcast du PIB réel au T2. La plus récente estimation de la Fed d’Atlanta était à 2.3% t/t en rythme annualisé. A suivre aussi les premières enquêtes de confiance des entreprises en juillet dans le secteur manufacturier (NY le 17, Philadelphie le 20) et la construction résidentielle (NAHB le 18).
(1) Après la pandémie, le travail des comptables nationaux est semble-t-il plus ardu qu’avant. On en veut pour preuve l’écart hors normes qui est apparu entre deux conceptions de l’activité économique normalement très proches, à savoir le produit intérieur brut (GDP) et le revenu intérieur brut (GDI). Aux Etats-Unis, le PIB réel a baissé au T1 et T2 2022 (-0.5%), mais non le revenu réel. Au T4 2022 et au T1 2023, c’est le revenu réel qui a baissé de 1.3% alors que le PIB réel progressait de 1.1%.
(2) Voir Focus-US du 17 juin 2022, « Que disent nos modèles de récession?«
(3) Les résultats peuvent varier selon le spread de taux retenu. Le modèle le plus robuste est l’écart 10 ans-3 mois. Le spread 10 ans-2 ans s’est inversé plus tôt, dès juillet 2022, mais ce signal est moins précis. Voir Engstrom & Sharpe (2018), “(Don’t Fear) The Yield Curve”, FEDS Notes.